Ce carnet est issu d’un travail de master 2 mené au sein de l’UMR LAVUE à l’Université Paris Nanterre entre mars et septembre 2020.
Évolution de la réglementation : une affirmation des principes écologiques
La notion de continuité écologique a été introduite en 2000 par la Directive Cadre sur l’Eau puis elle a été reprise dans la réglementation française, notamment à travers la loi de 2006[1]. Elle se définit comme la libre circulation des organismes aquatiques, le bon déroulement du transport des sédiments de la rivière et le bon fonctionnement des réservoirs biologiques (R. 214-109 du code de l’environnement). De ce fait, tout ouvrage ayant un impact sur cette continuité, longitudinale ou latérale (Fig 1), constitue un obstacle à aménager ou supprimer sur les cours d’eau classés en Liste 2 [2].
Contexte de l’étude et présentation des terrains
Cette étude a été réalisée dans le cadre d’un stage de Master 2 (ERPUR, Rennes 1) mené au sein de l’UMR LAVUE à l’Université Paris Nanterre entre mars et septembre 2020. Ce travail, encadré par deux géographes, Marie-Anne Germaine et Kévin de la Croix, s’intègre dans le programme de recherche CONSACRE [Continuité écologique de la Seine et intérêt des acteurs pour sa restauration].
Dans le cadre de ce stage, deux rivières présentes en Normandie ont été étudiées : l’Eure et la Risle (Fig 2). De par leur proximité avec la Manche et leur situation en aval du barrage de Poses, premier ouvrage bloquant depuis l’estuaire, ces deux rivières ont un fort potentiel pour les poissons migrateurs. La restauration de la continuité écologique, y représente un enjeu majeur. Néanmoins, la gestion de la rivière ne renvoie pas qu’à des objectifs environnementaux, elle concerne également les sociétés et les territoires. Les opérations de restauration écologique transforment les paysages de la rivière ainsi que les usages : pêche, canoë-kayak, production d’hydroélectricité, etc.
Le lit et les berges de l’Eure et de la Risle relèvent dans leur partie aval du régime domanial mais sur la majorité de leur cours, ils relèvent de la propriété privée comme 93 % [3] du réseau hydrographique en France (Goliard, 2010). Par conséquent, les propriétaires riverains sont les premiers gestionnaires de ces écosystèmes. Des droits et devoirs leur incombent. Ce stage a ainsi consisté à :
- Interroger les riverains sur leur rapport à la rivière et à sa gestion ;
- Enquêter ces propriétaires afin de mieux connaître leur relation à la rivière aussi bien dans sa gestion quotidienne que face à la mise en œuvre de la politique de restauration écologique des cours d’eau.
Démarche méthodologique
Des entretiens exploratoires avec les techniciens de rivière ont été effectués afin de mieux comprendre leurs missions et échanger sur la construction d’un questionnaire en ligne à destination des riverains. Ce dernier avait pour objectif i) d’identifier les avantages et les contraintes de vivre au bord de la rivière, ii) d’appréhender les pratiques d’entretien et de loisirs des riverains, et iii) de connaître leurs liens avec les structures gestionnaires. Enfin, vingt entretiens avec différents profils de riverains ont été réalisés afin d’approfondir et développer certains points du questionnaire.
Au total, 136 questionnaires ont été remplis dont 60 % par des riverains de la Risle et 40 % par des riverains de l’Eure. La plupart sont des habitants (69 % dont 23% sont résidents secondaires), 21% se distinguent comme propriétaires d’ouvrages ou d’une centrale hydroélectrique et 10% sont propriétaires d’un terrain.
Les enquêtés ont pour la plupart, une expérience ancienne de la rivière et la moyenne d’âge des répondants est relativement âgée (Fig. 3, A et B).
La rivière semble être largement investie pour des pratiques de loisirs : la marche et la photographie/observation de la nature sont celles qui sont les plus répandues (Fig. 3, C).
Vivre au bord de la rivière : la recherche d’une ambiance apaisante avant tout
L’analyse des adjectifs proposés par les riverains pour décrire la rivière[4] montre que la proximité du cours d’eau procure avant tout un sentiment de bien-être (Fig. 4). Habiter au bord de la rivière traduit souvent une recherche d’intimité et de tranquillité : « Ici, c’est un coin de paradis, loin de la ville et du bruit » (riverain, Risle). Plus d’un tiers met également en avant l’appréciation esthétique de la rivière (« magnifique » ou « merveilleuse ») que procurent notamment son caractère verdoyant (Fig 5).
La rivière est appréhendée comme un milieu dynamique dont le calme et la tranquillité participent à une ambiance apaisante mais qui peut aussi représenter une menace notamment lors des crues (« fougueuse », « rebelle »). Près de 60 % redoutent d’ailleurs les inondations qui détruisent les terrains, amènent des déchets et peuvent engendrer des dégâts matériels dans les sous-sols des maisons (Fig. 6).
La qualité écologique de la rivière est mise en avant par 20 % des répondants (Fig.4). Il s’agit là aussi d’un caractère controversé puisqu’à l’inverse 6% des riverains la considèrent comme dégradée (« polluée », « envasée », Fig 5).
Enfin, les adjectifs renvoyant à des fonctions d’usage (« énergie », « utile ») ont été énoncées seulement par une faible partie des enquêtés (4 %, Fig. 4 et 5). Cela montre un changement de regard sur la rivière (Le Lay, 2008) : celle-ci n’est plus recherchée pour son utilité (force hydraulique notamment) mais pour l’agrément et les activités de nature qu’elle offre (contemplation, promenade, pêche, canoë-kayak, baignade, etc.). Seuls les propriétaires d’une centrale hydroélectrique, ou les agriculteurs pour l’abreuvement de leur bétail utilisent l’eau pour une fonction économique.
La connaissance de la gestion de la rivière par les riverains
57 % des enquêtés connaissent le nom de la structure gestionnaire de la rivière dont ils sont riverains et 43 % connaissaient le nom du garde-rivière(s) et du(des) technicien(s) en particulier lorsqu’ils ont effectué des travaux de restauration de berges ou de restauration de la continuité écologique. Ils apprécient le fait qu’il(s) donne(nt) des conseils. Lorsqu’il existe, le garde-rivière est identifié comme un passeur entre les structures gestionnaires et les riverains.
Les autres ne savent pas à qui s‘adresser s’ils souhaitent des informations sur la réalisation de travaux au bord de la rivière ou bien contactent d’autres structures comme par exemple la mairie ou les services de l’État (DDT-M).
Seuls 55 % des riverains consultés affirment connaître leurs droits et devoirs et 31 % ignorent qu’ils doivent entretenir la rivière. Ces résultats peuvent s’expliquer par le fait que 71 % n’ont à leur disposition aucun document concernant l’entretien des cours d’eau. Les connaissances des riverains vis-à-vis de leurs droits et devoirs ainsi que sur les objectifs de la restauration de la continuité écologique diffèrent néanmoins selon qu’ils soient propriétaires d’un ouvrage hydraulique ou pas et en fonction de leur âge et de leurs activités de loisirs en lien avec la rivière. Elles varient également selon les stratégies de communication des structures gestionnaires.
La majorité des riverains ne connaît pas les objectifs écologiques des projets de restauration et n’ont pas connaissance des bons gestes à adopter. Cela renvoie par exemple aux « mauvais comportements » pointés du doigt par les techniciens de rivière comme le déversement de déchets verts (tonte, feuilles, branches, etc.) dans la rivière. Les techniciens de rivière justifient en partie ces comportements par le manque de sensibilisation et déplorent le déficit de compétences en communication et de temps pour y pallier.
La moitié des enquêtés ont déjà entendu parler des projets de restauration écologique mais seulement 39% disent connaître ce que ça signifie (Fig. 7, A). La lutte contre les inondations (54 %) apparaît devant l’amélioration de la continuité piscicole (48 %) parmi les raisons de la mise en œuvre de projets de restauration (Fig. 7, C). Si les propriétaires les mieux informés sur la restauration identifient mieux ses objectifs (transit sédimentaire, circulation piscicole), ils sont plutôt opposés à ces projets tandis que ceux qui n’en avaient jamais entendu parler n’ont pas d’avis (Fig. 7, B).
Si les riverains apprécient de pouvoir contempler la rivière, ils ne sont pas sensibles aux mêmes espèces. Au total, une centaine d’espèces a été nommée appartenant à 7 groupes différents (Fig. 8, A). Les espèces citées sont des espèces communes au milieu aquatique et/ou classées invasives. 43,5 % des riverains ont désigné au moins une espèce appartenant à 1 ou 2 catégories(s) et 45 % ont cité des espèces appartenant à plus de 4 catégories (Fig. 8, B). Ce dernier pourcentage montre que les riverains ont une vision globale sur les espèces présentes dans la rivière ou ses abords. Seul 9,5% n’ont pas répondu à cette question.
Les espèces citées par les Rislois et les Eurois sont les mêmes exceptées pour le groupe des poissons. Sur la Risle, rivière de première catégorie, le groupe dominant est constitué de salmonidés tandis que sur l’Eure, en deuxième catégorie, ce sont les cyprinidés qui dominent. La truite a été citée par 33 % des riverains de la Risle contre 12 % des riverains de l’Eure. Au contraire, le brochet a davantage été relaté par les riverains de l’Eure (15 %) que les Rislois (4 %). Seule une espèce amphihaline (dont le cycle de vie alterne entre eaux douces et milieux marins) a été citée : l’anguille (Risle : 6 fois ; Eure : 3 fois). On peut également noter que 30 personnes ont simplement cité la catégorie « poisson » sans donner un nom d’espèce : les riverains observent l’environnement même s’ils ne connaissent pas le nom de l’espèce.
Les riverains ont-ils des attentes concernant la gestion des cours d’eau ?
De manière générale les riverains se plaignent de la complexité des réglementations et de la lenteur administrative. Vis-à-vis de la gestion de la rivière, ils soulignent leur inquiétude face à la gestion de l’eau (inondation, disparition des poissons, apparition de silures, expansion du nombre d’algues en été, présence de ragondins, etc.). Ils aimeraient par exemple avoir une application sur leur téléphone pour être prévenus grâce à des notifications d’éventuelles crues et être davantage conseillés sur les bons gestes à effectuer.
La majorité des riverains souhaite être plus informés sur leurs droits et devoirs, les projets réalisés par la structure gestionnaire et la composition du bureau de cette structure (Fig. 9). Néanmoins, la plupart ne sont pas prêt à s’impliquer davantage dans la mise en place des projets.
Pour limiter les mauvais comportements, plusieurs riverains proposent de mettre en place une charte de bonne conduite lors de l’achat du terrain riverain ou de mettre en place des sanctions.
Leurs attentes sont plus systémiques que celles des gestionnaires qui ont une logique d’action plus spécifique et priorisée en fonction des objectifs du SDAGE aujourd’hui davantage ciblés sur les projets de restauration. De ce fait, il existe un décalage fort entre les besoins et les préoccupations des riverains et ceux des « experts », qui peut déboucher sur de fortes tensions. En effet, les riverains ont le sentiment de ne pas pouvoir s’exprimer et de ne pas être écoutés par les décideurs : « Les réunions du syndicat sont rares et lorsqu’il y en a une, on ne nous écoute pas » (riverain, Risle). Ces réponses mettent en évidence que les riverains sont concernés par la gestion de la rivière et qu’ils sont sensibles à son état.
Les riverains face à l’affirmation des principes écologiques dans la gestion des rivières
Durant les entretiens, certains propriétaires riverains, propriétaires de moulins en particulier, ont montré leur attachement au patrimoine culturel de la rivière et leurs craintes vis-à-vis des projets de restauration. La mise en œuvre des principes écologiques sont parfois décrits comme une ingérence écologique. Certains propriétaires n’acceptent pas que les institutions publiques leur disent ce qu’ils doivent faire sur leur propriété privée : « Nous avons besoin de conseils, mais nous n’avons pas besoin qu’on nous donne des ordres. A condition d’avoir les bons conseils, à condition d’avoir bien compris ce qu’il faut faire, on [les riverains] est plus capable de le faire si on nous laisse des initiatives » (riverain, Eure). Ils dénoncent leur caractère systématique, voire dogmatique des projets d’arasement d’ouvrages : « Je pense que [les projets de restauration] c’est dramatiquement théorique. Il n’y a pas un mètre de rivière qui doit être traité de la manière que le mètre suivant ! » (riverain, Eure). Pour défendre ces infrastructures, ils mettent en exergue leurs rôles : les barrages participent au remplissage des nappes phréatiques, permettent de mieux gérer les inondations, d’oxygéner l’eau, de retirer les flottants, etc. Enfin, ils soulèvent l’incohérence de cette politique avec les objectifs d’atteindre 23 % d’énergies renouvelables en 2020 et 32 % en 2030 fixés par la loi de transition énergétique pour la croissance verte en 2015 : « D’un côté, on nous encourage et de l’autre on nous met des bâtons dans les roues, je ne comprends pas ce qu’ils veulent ! » (riverain, Risle).
A l’inverse, certains voient les projets de restauration de la continuité écologique comme une opportunité. Au vu des contraintes de gestion (présence[5], entretien, coût, etc.) et des subventions accordées par l’Agence de l’eau, les projets d’effacement permettent de se débarrasser d’un problème, comme par exemple un ouvrage qui n’a plus d’usage et qui est très coûteux à entretenir : « J’ai discuté de mes problèmes pour lever les vannes et entretenir les berges avec le technicien rivière qui m’a proposé de réaliser des travaux qui pourraient être financés par l’agence de l’eau. » (riverain, Risle).
Conclusion
Si les objectifs de bon état écologique sont fixés au niveau européen, leur mise en œuvre relève essentiellement du niveau local. Bien que le principe de concertation soit inscrit dans les textes de loi, celui-ci est peu visible sur le terrain (Germaine, Barraud, 2013 ; Beuret, 2011). En effet, elle est absente ou réduite à ses formes les moins ambitieuses (information) limitées à des échanges univoques et descendants (Narcy, 2013).
Finalement, on distingue deux types d’acteurs qui gèrent la rivière (Fig. 10) : d’un côté, les riverains, avec leur système de représentations, leurs pratiques et leurs savoirs dit « profanes » (ou encore d’usage) et de l’autre, les gestionnaires qui ont eux-mêmes, leurs propres représentations de la rivière, et des savoirs dits « d’expert ». Cependant, ces derniers, ont des missions qui leur incombent bien que celles-ci soient différentes des attentes premières des riverains. On a pu mettre en évidence que le manque de diffusion d’informations peut avoir des répercussions sur les actions des riverains et peut donner lieu à des incompréhensions qui peuvent dans certains cas donner naissance à des conflits entre ces acteurs. De plus, au fil du temps, l’évolution des usages de la rivière et de la réglementation a eu pour conséquence d’éloigner le riverain de la gestion du cours d’eau. C’est pourquoi, il est d’autant plus important que l’ensemble des acteurs dialogue et s’écoute. Cela peut passer par la présence de gardes rivières ou par la transmission d’informations ou par de la sensibilisation effectuée par des techniciens. Cependant, cela ne peut se faire sans le soutien des élus ou des membres du bureau de la structure gestionnaire qui ont le pouvoir de décision. En effet, il est important que les gestionnaires et les riverains échangent davantage afin que les objectifs fixés par la DCE deviennent un objectif commun et porté par l’ensemble des riverains qui puissent s’articuler avec les projets locaux de territoire.
Bibliographie :
BARRAUD, Régis et GERMAINE, Marie-Anne. Démanteler les barrages pour restaurer les cours d’eau : Controverses et représentations. [S. l.] : Editions Quae, 30 novembre 2017.
BEURET, Jean-Eudes. L’analyse comparative d’itinéraires de concertation : produire des références pour appuyer des dynamiques locales. [S. l.] : L’Harmattan, 2011.
GERMAINE, Marie-Anne et BARRAUD, Régis. Restauration écologique et processus de patrimonialisation des rivières dans l’Ouest de la France. VertigO – la revue électronique en sciences de l’environnement [en ligne]. Mai 2013, no Hors-série 16.
GOLIARD, François. Les cours d’eau : entre droit de propriété et droits d’usage. L’exemple français. Les Cahiers de droit [en ligne]. Faculté de droit de l’Université Laval, 2010, Vol. 51, no 3‑4, p. 637‑658.
LE LAY, Yves-François et PERMINGEAT, Frédérique. Spécificité territoriale et petits arrangements avec la loi : la place des usages locaux dans l’entretien de la rivière (XIXe-XXe siècles). Géocarrefour [en ligne]. Mars 2008, Vol. 83, no 1, p. 45‑55.
NARCY, Jean-Baptiste. Regards des sciences sociales sur la mise en œuvre des politiques de l’eau [en ligne]. 2013.
RIVIÈRE-HONEGGER, Anne, COTTET-TRONCHÈRE, Marylise et MORANDI, Bertrand. Connaître les perceptions et les représentations : quels apports pour la gestion des milieux aquatiques ? Vincennes : ONEMA, 2014.
Notes
[1] Loi n° 2006-1772 du 30 décembre 2006 sur l’eau et les milieux aquatiques
[2] La liste 2 impose une restauration de la continuité écologique dans un délai de cinq années par effacement, équipement ou gestion dans la recherche d’un équilibre entre les usages et les exigences des milieux aquatiques (Article L.214.17 du code de l’environnement).
[3] 260 000 kilomètres de cours d’eau sont non domaniaux sur 280 000 kilomètres au total.
[4] Les riverains pouvaient proposer jusqu’à 3 adjectifs.
[5] Présence sur le site pour manipuler les vannes selon le niveau d’eau dans la rivière
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