Selin Le Visage : Coopératives d’irrigation à Kemalpaşa et gestion collective de l’eau souterraine (Izmir, Turquie)

Selin Le Visage : Coopératives d’irrigation à Kemalpaşa et gestion collective de l’eau souterraine (Izmir, Turquie)

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En parallèle des grandes politiques hydrauliques nationales visant essentiellement le développement des périmètres irrigués par les eaux de surface, l’utilisation de l’eau souterraine prend de l’importance en Turquie. Bien qu’il s’agisse légalement d’un bien public (au-delà de dix mètres de profondeur, il faut avoir une autorisation des services hydrauliques de l’Etat pour pouvoir forer), l’eau souterraine est souvent perçue comme une ressource privative par les irrigants. Elle leur a permis de développer une agriculture dynamique et à forte valeur ajoutée grâce à la multiplication d’accès individuels via les forages. La petite hydraulique de Kemalpaşa (district oriental de la province d’Izmir) repose aussi sur une utilisation intensive des eaux souterraines, mais présente la particularité d’une coordination autour de forages collectifs. Ceux-ci sont gérés par des coopératives d’irrigation à l’échelle des villages. Sur la photo 1 ci-dessous, on voit un forage géré collectivement par la coopérative du village d’Armutlu, associé à un hydrocyclone – dispositif de force centrifuge qui permet de séparer les débris les plus gros de l’eau – et à des filtres à disque pour éviter que le matériel de goutte-à-goutte des irrigants ne se bouche. Les anciennes cultures de tabac puis de vignes à Kemalpaşa ont ainsi cédé la place à une arboriculture qui s’est développée de pair avec l’accès à l’eau souterraine. Aujourd’hui, avec ses petites parcelles de 0,5 à 1 ha irriguées en goutte-à-goutte, la région est particulièrement connue pour sa production de cerises, destinées aux grandes villes d’Istanbul et d’Ankara et surtout à l’export.

Photo 1 : Forage collectif réalisé par le DSI (services hydrauliques de l’Etat) à la demande de la coopérative d’Armutlu, qui lui rembourse l’ouvrage et en récupère la gestion. Cerisiers en arrière-plan (district de Kemalpaşa, Izmir, Turquie), 2015
Photo 1 : Forage collectif réalisé par le DSI (services hydrauliques de l’Etat) à la demande de la coopérative d’Armutlu, qui lui rembourse l’ouvrage et en récupère la gestion. Cerisiers en arrière-plan (district de Kemalpaşa, Izmir, Turquie), 2015

 

Il existe 10 coopératives d’irrigation à Kemalpaşa placées sous la juridiction du Ministère de l’Agriculture mais qui sont en réalité très indépendantes dans leur gestion et leur fonctionnement internes. Elles sont libres de déclarer leurs statuts selon des modalités de fonctionnement très variées (cotisations, durée des mandats, prix de l’eau) révélant une diversité de stratégies économiques et sociales. Existant dans le paysage institutionnel turc depuis plusieurs décennies, elles ont été appropriées localement par les communautés de Kemalpaşa. Au-delà des déterminants agricoles et productifs, l’eau souterraine renvoie souvent à une identité, une image d’agriculture dite « moderne » (modern tarım). A Kemalpaşa, bien que son exploitation semble compromise à long terme du fait d’une diminution de la disponibilité de la ressource identifiée localement par les irrigants comme par les gérants de coopératives, elle semble inévitable du fait de la dynamique associée à l’essor économique qu’elle a insufflé dans les ménages agricoles de la région (voir photo 2). La coopérative est essentielle pour la distribution de l’eau souterraine et la régulation de son accès, d’autant plus qu’elle participe à un renforcement du tissu rural local en permettant à un plus grand nombre d’agriculteurs d’en profiter.

Photo 2 : Arboriculture développée grâce à l’eau souterraine : tri de cerises destinées à l’export à Armutlu (Kemalpaşa, Izmir, Turquie), 2015
Photo 2 : Arboriculture développée grâce à l’eau souterraine : tri de cerises destinées à l’export à Armutlu (Kemalpaşa, Izmir, Turquie), 2015

 

Toutefois, les coopératives qui exploitent l’eau souterraine semblent plus ou moins performantes. Celles qui ont réussi sont celles qui ont su s’adapter dans le temps aux besoins des irrigants. On constate une multiplicité de situations vis-à-vis de i) leur accès à l’eau (évolution des ressources utilisables et utilisées, le contrôle de la ressource étant un moyen plus ou moins direct de s’imposer dans le quotidien des membres), ii) la matérialité de l’irrigation (aménagement du périmètre irrigable par des changements ou consolidations d’infrastructures), et iii) des règles d’accès et d’utilisation de l’eau, plus ou moins souples, plus ou moins tacites (Le Visage, 2015). Au-delà d’une simple recherche de performance, la coopérative apparaît comme une entité dynamique sur le territoire rural, capable de négocier avec les différents représentants de l’Etat, localement mais aussi dans un contexte métropolitain à Izmir et dans la capitale Ankara.

Par exemple, pour pallier à des contraintes financières croissantes (hausse du coût de l’électricité utilisée pour les forages avec la baisse des nappes), elle va jusqu’à trouver des ressources en eau alternatives, en essayant de se positionner pour la gestion de nouveaux barrages ou retenues collinaires (Le Visage, 2016). Sur la photo 3 ci-dessous, on observe une retenue collinaire construite à Bağyurdu (village de Kemalpaşa) entre 2012 et 2014 par le DSI (services hydrauliques de l’Etat), sans concertation préalable officielle avec les collectivités locales ou avec les irrigants. La coopérative de Bağyurdu s’est toutefois immédiatement mise en contact avec eux pour reprendre la gestion de la retenue, devenant le seul relai d’informations (officieux) des services de l’Etat vers la population concernant le projet, mobilisant une base sociale forte derrière elle en annonçant très tôt l’usage agricole du projet à ses membres, et faisant preuve de réactivité en proposant au DSI de tester ses nouvelles technologies dans le village (contrôle à distance de l’ouverture des vannes de la retenue collinaire).

 

Photo 3 : Lac de retenue collinaire à Bağyurdu (Kemalpaşa, Izmir, Turquie), 2016.
Photo 3 : Lac de retenue collinaire à Bağyurdu (Kemalpaşa, Izmir, Turquie), 2016.

 

Le pouvoir public détient des outils puissants de coordination et de capital nécessaires à la réalisation de projets d’aménagement territorial, comme le montre son ambitieux programme de « 1000 jours, 1000 gölet » (retenues collinaires) lancé en 2012. Néanmoins, tandis que l’Etat turc a une vision développementaliste à l’échelle du pays et que sa prise de décision est centralisée, l’échelle du développement local émerge de plus en plus dans le débat turc. Dans le cas de l’irrigation, la coopérative est l’exemple concret d’un aménagement du monde rural « par en bas ». C’est un cas parmi d’autres (associations d’irrigants, autorités villageoises, etc.) soulevant l’enjeu qu’il y a à étudier les rapports de force qui émergent dans l’articulation des initiatives bottom-up locales et des politiques d’aménagement hydraulique de territorialisation descendante, et ce d’autant plus dans le contexte turc actuel de refonte du maillage administratif et territorial (vagues successives de centralisation et de métropolisation).

 

Pour aller plus loin :

Le Visage S. 2015. Gestion collective des eaux pour l’irrigation à Kemalpaşa (Izmir, Turquie). La coopérative, moyen d’appropriation de l’accès à l’eau souterraine par les communautés ? Poster, Conférence Euro-méditerranéenne sur l’irrigation ICID « Innover pour améliorer les performances de l’irrigation », Atelier final du projet de recherche ANR Groundwater ARENA, 11-16 octobre, Montpellier.

Le Visage S. 2015. Dynamiques de l’irrigation par les eaux souterraines : quels usages, organisations et utilisations autour de la ressource dans la région d’Izmir – Turquie ? Cergy : Istom, 99 p. Mémoire d’ingénieur.

Le Visage S. 2016. 1000 jours, 1000 retenues collinaires : gouvernance de l’eau, aménagement de l’espace rural et rapport de territorialité des irrigants dans la région d’Izmir, Turquie. Nanterre : Université Paris Ouest Nanterre La Défense, 136 p. Mémoire Master 2.

 

Par Selin Le Visage
Doctorante en Géographie – Université Paris Ouest Nanterre la Défense,  Laboratoire Mosaïques-LAVUE

Pour citer cet article : Selin Le Visage, « Coopératives d’irrigation à Kemalpaşa et gestion collective de l’eau souterraine (Izmir, Turquie) », carnet de terrain, Rés-EAUx, Publié le 1 décembre 2016, [En ligne] http://reseaux.parisnanterre.fr/carnet-de-terrain-cooperatives-dirrigation-a-kemalpasa-et-gestion-collective-de-leau-souterraine-izmir-turquie/

 

 

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