Louise Biville – Du mirage à l’oasis : le Do It Yourself dans la restauration des cours d’eau intermittents à Tucson, Arizona

Louise Biville – Du mirage à l’oasis : le Do It Yourself dans la restauration des cours d’eau intermittents à Tucson, Arizona

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Ce carnet s’inscrit dans le cadre d’un travail de master en Gestion de l’Eau et Développement Local à l’Université Paris Nanterre, sous l’encadrement de David Blanchon et Anne-Lise Boyer. La recherche de terrain a été réalisée dans le cadre d’un stage au sein de l’Observatoire Homme-Milieu International (OHMI) Pima County, à Tucson, en Arizona (É-U) financé par le projet transverse HYDECO, entre mars et mai 2022.

 

En Arizona, 94 % des cours d’eau sont temporaires, c’est-à-dire qu’ils cessent périodiquement de s’écouler sur une partie ou une totalité de leur parcours. La ville de Tucson, située dans le désert de Sonora, au sud-ouest des États-Unis est traversée par plusieurs de ces cours d’eau : la rivière Santa Cruz est son artère principale, vers laquelle confluent d’autres cours d’eau comme le Pantano Wash, la Sabino Creek, le Tanque Verde Wash et plusieurs arroyos[1] à sec jusqu’au prochain épisode pluvieux (Figure 1). Si ce type de fonctionnement hydrologique est typique des régions arides, ces cours d’eau ont aussi été fortement affectés par les activités anthropiques, notamment par le sur-pompage des nappes phréatiques pour les besoins de l’agriculture irriguée, des mines de cuivre et de l’urbanisation depuis la fin du XIXe siècle. Ainsi, la rivière Santa Cruz qui comptait un certain nombre de tronçons en eau et de zones humides associées, est complètement asséchée depuis les années 1940.

 


Figure 1 : Carte de localisation de Tucson, dans le comté de Pima, en Arizona (Boyer, 2020).

Depuis une vingtaine d’années, des habitants engagés et des associations écologistes locales promeuvent la « restauration du patrimoine naturel » de la ville de Tucson, notamment à travers le retour du débit dans les divers cours d’eau qui la traversent. Dans le cadre du projet transverse HYDECO[2] du Labex DRIIHM[3] qui interroge l’évolution des socio-hydrosystèmes à travers le prisme des connexions/déconnexions/re-connexions, ce carnet de terrain s’intéresse aux pratiques de reconnexions hydrosociales aux paysages de l’eau du Sud de l’Arizona. Il explore notamment celles qui sont portées par les militants écologistes pour questionner leur place dans la gestion de l’eau urbaine. En effet, ces derniers lancent des propositions alternatives organisées autour du mot d’ordre « Do It Yourself » (DIY) qui viennent remettre en cause la vision plus traditionnelle et techniciste portée par la municipalité de Tucson. Ces activistes proposent régulièrement des chantiers collectifs d’entretien des cours d’eau ainsi que des ateliers collaboratifs pour la mise en œuvre d’un mode de vie hydro-économe adapté à la vie dans le désert : construction de systèmes de collecte des eaux de pluie, par citernes (collecte dite active) ou dans des bassins d’infiltration (collecte dite passive), avec pour but ultime l’allègement des pressions sur les ressources en eau, souterraines notamment. Ce carnet s’appuie sur des notes de terrain issue d’une observation participante de trois mois.

 

1. Le retour des paysages vernaculaires du sud de l’Arizona, un mirage ?

Le fonctionnement des cours d’eau intermittents questionne la séparation traditionnelle entre environnements aquatiques et terrestres : ils sont à l’interface et représentent un « lien écologique intime » entre le cours d’eau et son bassin versant (McDonough et al., 2011), notamment en termes d’habitats. Les cours d’eau intermittents et leurs zones riveraines sont, en effet, souvent les seuls endroits d’un bassin versant aride où se trouvent des niveaux d’humidité du sol nécessaires au maintien d’une communauté végétale d’importance. Parmi les espèces emblématiques de la ripisylve locale : des saules (willows), des peupliers blancs d’Amérique (cottonwoods), des mesquites sous forme de bosquets (Figure 2). Le cottonwood par exemple offre de nombreuses niches où se réfugient plus d’une dizaine d’espèces d’oiseaux différentes, notamment migratrices. Ainsi, les zones ripicoles de la rivière Santa Cruz forment une « pièce essentielle de la mosaïque qui soutient l’avifaune nord-américaine » (Sheridan, 2012). Leur diminution, voire leur disparition, a un impact direct sur la biodiversité à l’échelle du continent (Delègue, 2022).

La rareté des cours d’eau dans le sud de l’Arizona en fait aussi des éléments du paysage particulièrement remarquables. Dans une région chaude et sèche, l’ombre et la fraîcheur qu’ils apportent jouent un rôle de refuge et renvoient à l’imaginaire de l’oasis. La rivière et sa ripisylve sont d’ailleurs aujourd’hui considérées comme une « infrastructure verte », notion issue d’un paradigme récent de l’aménagement urbain durable qui désigne l’ensemble des mesures s’appuyant sur « des systèmes de génie végétal, impliquant le développement de revêtements perméables, la collecte et la réutilisation des eaux pluviales ou encore l’aménagement paysager pour stocker, infiltrer les eaux pluviales et réduire les flux vers les réseaux d’égouts ou les eaux de surface » (d’après le Water Infrastructure Improvement Act, en 2019). Dans le bassin versant de la Santa Cruz, cela passe en premier lieu par la recréation d’un écoulement d’eau superficiel conséquent au point de pouvoir soutenir l’écosystème riverain (Néel et al., 2020).

Ce carnet de terrain se concentre sur trois initiatives étudiées à Tucson qui mobilisent une approche DIY de la gestion de l’eau locale, avec comme objectif final la restauration de la ripisylve tout en proposant de reconnecter les habitants aux conditions hydrologiques et au fonctionnement écologique de leur territoire.

 


Figure 2 : Sur cette photo prise en amont de Tucson, on distingue bien la Cienega Creek (qui devient ensuite le Pantano Wash) grâce au ruban vert que forme la ripisylve composée de saules, de peupliers d’Amérique et de mesquites (Biville, avril 2022).

2. Un « gourou » du DIY à Tucson : Brad Lancaster et le développement des bassins d’infiltration

L’une des figures principales de la diffusion de la récupération des eaux de pluie est Brad Lancaster, un militant environnementaliste, qui depuis 1996, a fait de sa maison un site de démonstration pour la collecte des eaux de pluie. Il a notamment arrangé son jardin selon les principes de la permaculture grâce à des bassins d’infiltration qui jouent avec la gravité. À la fin des années 1990, B. Lancaster est aussi le précurseur de l’abaissement et du découpage d’une portion de trottoir pour permettre l’irrigation des arbres qui ombragent la rue. D’abord illégale, cette pratique est entrée dans les codes d’aménagement de la Ville de Tucson depuis 2008 grâce au lobbying de militants environnementalistes très actifs dans les associations de quartiers (Figure 3).

 


Figure 3 : Bassin d’infiltration sur les trottoirs de Northwest Neighborhood (Boyer, août 2018)

Auteur de plusieurs ouvrages qui promeuvent le DIY dans la transformation vers une « ville-éponge »[4] (Nguyen et al., 2019), il est devenu le maître à penser de beaucoup de militants écologistes à Tucson (Boyer et Le Lay, 2019). Certains vont même jusqu’à parler de lui comme d’un « gourou de la collecte des eaux de pluie ». Ce paragraphe se concentre sur la soirée du 21 avril 2022, lors de laquelle est projeté son nouveau documentaire Water Harvester : an invitation to abundance et où cette « star », apparemment difficile à rencontrer selon les dires de nos autres enquêtés, est présente en personne. Cet événement se tient à Tumamoc Hill, en plein air (Figure 4). Ce lieu n’a pas été choisi au hasard : cette colline est en effet considérée comme le lieu de naissance de Tucson et a une importance particulière dans les pratiques locales. Elle est un lieu sacré pour les natif-américains Tohono O’Odham, les habitants de Tucson s’y rendent fréquemment pour marcher et contempler le coucher du soleil.

« Salut ! Je suis Brad Lancaster, il pleut et je veux vous montrer un peu la collecte d’eau de pluie en action. Ok…boom ! Rue de quartier : l’eau s’écoule du milieu vers le bas-côté, nous avons donc coupé la bordure de trottoir pour permettre au ruissellement de rejoindre un bassin plus bas dans la rue. Le chemin tracé pour l’eau permet d’arroser librement ce mesquite producteur de fruits. Ce qui est génial ici, c’est que ces arbres poussent pour ombrager et rafraîchir la rue d’où provient l’eau tout en contrôlant les inondations en aval, j’adore ça ! » (Brad Lancaster, Water Harvester: an invitation to abundance, 2022).

Le documentaire de B. Lancaster s’ouvre sur la citation dessus. En effet, pendant la première partie de la soirée, il présente à une foule assez dense sa nouvelle installation de bassin d’infiltration au pied de Tumamoc Hill. Alors que la colline se trouve en bordure d’un quartier à majorité hispanique, les personnes composant cette foule semblent en grande partie blanches et âgées d’une trentaine d’années. Il y a beaucoup de couples. Certains ont des enfants. Il y a également beaucoup de membres de l’association Watershed Management Group (WMG) que nous avons déjà rencontrés lors d’autres évènements. L’un d’eux va même jusqu’à déclarer : « Je suis un grand fan, il faut que je me contrôle parce que j’ai envie de crier Brad ! Brad ! Brad ! ». Beaucoup semblent se connaître et se saluent, on peut supposer qu’ils évoluent dans les mêmes cercles de sociabilité. Brad semble donc prêcher à des convaincus, qui pour la plupart habitent dans les Catalina Foothills, ou à Dunbar Spring. Ce sont les beaux quartiers de Tucson, qui bénéficient d’un meilleur arrosage et d’une meilleure couverture végétale alors que les quartiers les plus défavorisés subissent intensément les effets de l’îlot de chaleur urbain.

 


Figure 4 : Observation participante – Présentation du documentaire de B. Lancaster à Tumamoc Hill (Biville, avril 2022)

Dans son documentaire, B. Lancaster explique que « les rues sont des arroyos » et qu’il faut considérer le fonctionnement de la ville sur le modèle d’un bassin versant. Le problème est que les rues « sont bétonnées ce qui empêche l’eau de rejoindre sa plaine inondable, la plaine inondable étant la zone où l’on peut planter, au bord de la route ». On voit donc à quel point son discours est centré sur l’importance du végétal. Pour illustrer son propos, il mentionne sa rencontre avec Zephaniah Phiri Maseko, un « fermier de l’eau » au Zimbabwe. Il explique que celui-ci est confronté à des conditions de pluviométrie similaires à celles de l’Arizona et qu’il a donc inventé un système d’ingénierie qui a permis de retenir l’eau tombée pendant la saison des pluies aussi longtemps que possible, notamment grâce à la construction de bassins d’infiltration très simples. Brad s’est rendu au Zimbabwe pour revoir Z. Phiri Maseko, 20 ans après le début de ses installations : le volume d’eau infiltrée dans le sol était tel qu’il avait permis le retour de l’eau de surface dans les petits cours d’eau locaux. S’inspirant de cela, Brad explique que si les habitants de Tucson apprennent à « imiter le cycle de l’eau », alors les niveaux des nappes augmenteraient rapidement, ce qui ramènerait des périodes d’écoulement de surface temporaires plus longues et même des écoulements pérennes dans certains tronçons des cours d’eau de la ville.

 

Brad conçoit son travail comme une réponse à la problématique suivante : « Plutôt que de le déshydrater, comment hydrate-on le désert en tant que communauté ? Comment peut-on rendre à l’hydrologie locale chaque goutte que l’on prélève ? ». Lorsqu’il a appris que le volume d’eau de pluies chaque année excède la consommation domestique et pour l’entretien des espaces verts de la ville, il a pensé qu’il serait possible de vivre à Tucson en ne consommant que les eaux de pluies. Son mot d’ordre est « Plante la pluie ! ». Les bassins qu’il plébiscite sont des « bassins pour planter » : il faut planter les graines des arbres en gardant en tête leur diamètre à maturité et l’objectif de créer une canopée.

A Tumamoc Hill, les arbres plantés seront principalement des arbres du désert de Sonora qui fournissent des éléments comestibles. Brad cite notamment le mesquite, le desert ironwood, le palo verde ainsi que l’acacia. Il mentionne également les pollinisateurs en expliquant qu’un mesquite non-natif ne nourrit que 12 pollinisateurs alors qu’un mesquite natif peut en nourrir jusqu’à 60. Il affirme que l’une des manières les plus simples de contribuer à la santé de la région de Tucson est de planter des plantes natives et de les alimenter avec de l’eau de pluie locale et non de l’eau importée du Colorado[5]. Il oppose en effet ces deux ressources en eau en mentionnant le fait que l’eau de pluie est pleine de nutriments que les plantes utilisent alors que l’eau du Central Arizona Project est riche de sel et de toxines. Néanmoins, Brad précise qu’il faut irriguer manuellement les arbres plantés pendant au moins les trois premières années de leur vie, en utilisant la méthode du goutte-à-goutte. Précisément dans le cas du rain garden installé à Tumamoc Hill, il reste encore à déterminer si les pluies d’orages seront suffisantes pour remplir les bassins. Brad précise que dans le cas où les pluies ne sont pas suffisantes, il est possible de connecter les bassins avec les gouttières de bord de route pour collecter également cette eau. Cela pose la question de la qualité des eaux que l’on infiltre. En effet, les eaux de bords de route sont très polluées, parfois aux métaux lourds. Selon Brad, les sols et la végétation permettent de filtrer les contaminants, ils agissent comme un tampon entre l’eau des rues et l’aquifère. Les eaux sont donc collectées, puis filtrées et enfin infiltrées dans l’aquifère. De ce processus naissent des plantes qui produisent de la nourriture (« edible landscape »), un habitat pour la faune, de la beauté et surtout de l’ombre selon Brad, qui ajoute même que tout cela est gratuit (« free water »). La vision à long terme de Brad, c’est un besoin en irrigation égal à 0 dans le but d’être complètement libéré du réseau municipal…

Le discours de Brad ne fait pas l’unanimité. La collaboration entre B. Lancaster, son cercle d’influence et la municipalité de Tucson ne coule pas nécessairement de source. À la fin de la projection du documentaire, au moment des questions, un échange houleux a eu lieu entre un officiel du gouvernement, qui revient sarcastiquement sur l’appellation « harvesting prophet », entendue plusieurs fois durant le film, et le public de « convaincus » de la « méthode Brad ». En effet, l’officiel suggère à Brad de prendre contact avec les mairies de quartier de Tucson (les wards), pour voir où il serait possible d’améliorer la collecte de l’eau de pluie à l’échelle du quartier. Brad répond alors très pragmatiquement « ce n’est pas mon travail mais le vôtre ». Il rappelle même que, légalement, il faut un permis pour construire un bassin d’infiltration dans son jardin. Ce qui est un coût qui s’ajoute à celui de l’installation. Brad revendique lui de faire fi des régulations, le bassin d’infiltration tel qu’il le propose permet d’être plus autonome dans la production et la manière de consommer la ressource en eau : il précise que le seul outil nécessaire pour ce genre d’installation est une pelle.

 

3. BYOB : Build Your Own Basin

Cette initiative est née durant la pandémie de Covid-19 et sa période de confinement. À l’image des Français, les Etats-Uniens qui pouvaient se le permettre se sont mis au jardinage durant cette période. Des cours en ligne dispensés par des membres du WMG permettent depuis d’apprendre à construire un bassin d’infiltration dans son propre jardin en comprenant le fonctionnement des eaux de pluie, des sols et des eaux souterraines. Ils sont devenus très populaires durant la période. Cette initiative rend particulièrement visible l’importance de la dimension « Do It Yourself » de la gestion de l’eau à Tucson, qui entend aller au-delà de la simple participation publique que l’on trouve désormais dans la plupart des projets d’aménagement des cours d’eau. L’intérêt que suscitent ces formations permet de créer du lien entre les personnes qui les suivent mais également les voisins curieux qui veulent en apprendre plus. La connaissance du cycle de l’eau se partage ainsi sur une forme de « bouche à oreille ». Enfin, cette manière de penser la gestion permet un « empowerment » de ces communautés qui la pratiquent et qui deviennent, de fait, des acteurs de la gestion de l’eau à Tucson.

Le concept du BYOB est simple, WMG accompagne la construction d’un bassin d’infiltration et offre un arbre. Le raisonnement derrière cette opération reprend la logique expliquée ci-dessus : il faut « d’abord planter l’eau avant de penser à planter autre chose, comme dirait Brad Lancaster » (entretien avec l’écologue du WMG). L’eau, et notamment l’eau de pluie, est donc toujours pensée en lien avec la couverture végétale qu’elle va permettre de recréer : « Construisez votre propre bassin pour faire pousser des arbres d’ombrage, contribuer à la recharge des eaux souterraines et embellir votre quartier ! », telle est la proposition ici. Au fil de notre enquête, le WMG précise qu’il aime bien que les choses soient simples pour les habitants : au lieu de dire « voulez-vous un système passif ou actif de récolte d’eau du pluie ? », il faut plutôt dire « voulez-vous une rivière qui s’écoule ? » au risque de créer des raccourcis…En revanche, cela met particulièrement l’accent sur le fait que les associations écologistes pensent l’infiltration par bassin en lien avec tout l’hydrosystème. En effet, les militants insistent sur le fait que « si on remplit l’aquifère, on aura une rivière qui coule dans la ville, et tout le monde veut ça ». 

Impliqué dans ce projet de multiplication des bassins d’infiltration dans toute la ville, le WMG a proposé à la mairie de Tucson qui envisageait un programme « 1 million d’arbres d’ici 2050 » de rajouter le volet « 1 million de bassins » aussi. Cette suggestion a été refusée, soulevant de nombreuses critiques de la part des militants écologistes. B. Lancaster selon sa philosophie « Plante la Pluie » a fortement critiqué l’initiative en soulignant : « peut-être que nous devrions d’abord planter un milliard de litre d’eau de pluie avant de songer à planter un million d’arbres, et plutôt que de planter des arbres qui vont dépendre de l’irrigation issue de l’eau souterraine pour toujours ». L’enjeu du projet de planter 1 million d’arbres est en général très bien compris, tant le problème des îlots de chaleurs représente un risque à Tucson. En effet, l’inégale répartition démographique et végétale est un enjeu de justice environnementale sur un territoire où l’urbanisation fait augmenter des températures déjà difficiles à supporter durant les mois qui précèdent la saison des pluies estivales (plus de 40°C sur plusieurs jours consécutifs en mai et juin) (Wilder et al., 2016). Ces chaleurs extrêmes augmentent non seulement la létalité, – rappelons que l’Arizona est le 2e État des États-Unis où la chaleur est la plus meurtrière (339 décès en 2021) après le Nevada – mais également les besoins en énergie pour alimenter les systèmes de climatisation. Les infrastructures vertes sont donc un enjeu majeur pour la municipalité ainsi que pour les habitants les plus défavorisés. Elles permettent de lier des aspects hydrophysiques (par le remplissage des nappes), des aspects écologiques (par la constitution d’une couverture végétale et d’un habitat pour la biodiversité urbaine), ainsi que des aspects culturels et sociaux, en reconnectant les habitants à une certaine forme de nature et à un territoire. En effet, avec la baisse de la température dans les rues favorisée par l’ombre que prodigue la végétation, il est à nouveau possible d’interagir avec les environs et les voisins, ce qui créé un sens d’appartenance à une communauté et à un environnement. C’est la méthode de réalisation de ce projet qui fait débat. En effet, la municipalité semble concevoir la plantation de ces arbres sans lien avec les ressources en eau, montrant qu’une vision intégrée et holistique de la nature n’est pas encore le fort des décideurs qui restent sur une approche très techniciste de la gestion de l’eau, favorisant la maîtrise à posteriori de l’approvisionnement plutôt que la conservation en amont…

 

4. Le River Run Network et l’arrachage de roseaux géants (arundos)

Selon le site web du Watershed Management Group, « le River Run Network est un programme qui honore l’héritage des arroyos, des creeks et des rivières et la valeur de l’eau pour les habitants du sud de l’Arizona. En reconnaissant en particulier les communautés autochtones qui ont respecté et été des stewards pour les rivières depuis des milliers d’années, dont les Pascua Yaqui, Tohono O’Odham, et la communauté Latino, qui continuent d’être des stewards[6] aujourd’hui pour les rivières. Nous invitons les personnes de tout âge et toute diversité ethnique, raciale ainsi que religieuse et issues de différentes communautés à participer à la restauration de notre patrimoine naturel, en termes d’écoulement de surface saisonnier et pérenne. L’abonnement au River Run Network (RRN) est gratuit et permet de recevoir, deux fois par semaine, des invitations à marcher dans les cours d’eau, à des évènements familiaux à visée éducative, à des nettoyages de rivières ainsi qu’à des opérations de restauration et des évènements de promotion pour aider à restaurer notre héritage de rivières présentant des écoulements de surface ».

L’un des objectifs principaux de ces opérations est de débarrasser le cours d’eau des plantes invasives qui « volent » l’eau des plantes natives tels que les peupliers d’Amérique. Les espèces de plantes ont toujours voyagé mais c’est depuis le milieu du XXe siècle que l’on voit une forte accélération de cette dynamique. Dans le désert de Sonora notamment, la part d’espèces qualifiées d’ »invasives » a doublé en cinquante ans, pour atteindre le nombre de 330 dans les années 1980. Celles qui préoccupent le plus les pouvoirs publics sont celles qui propagent les feux de forêt comme la bufflegrass (buchloé faux-dactyle) réintroduite dans les années 1930, aujourd’hui « pire ennemi du désert de Sonora »[7]ou bien celles qui « étouffent les cours d’eau » comme les arundos, des roseaux géants originaire du Moyen-Orient et qui se développent très bien dans les climats arides comme celui du sud de l’Arizona où elle est introduite dès le XIXe s. Le problème que les arundos posent, c’est que, l’eau étant rare dans la région de Tucson, le volume que cette plante consomme pour vivre prive d’autres plantes, qui elles sont natives, de la quantité d’eau dont elles ont besoin.

Lors de ces participations publiques à l’effort de restauration, le groupe se compose d’une petite dizaine de personnes au total. Les profils démographiques varient en fonction des semaines et des créneaux horaires proposés. Ma première participation à l’arrachage d’arundos se déroulait à Tanque Verde Creek, le samedi 12 mars 2022 de 8h30 à 12h30. Le quartier dans lequel nous nous retrouvons compte un cours de golf ainsi que de grandes maisons individuelles avec jardins, assez typiques des suburbs plutôt aisées. L’assemblée est composée de 7 personnes, dont 5 femmes assez âgées, quasiment toutes retraitées et ayant quasiment toutes été professeures dans leur vie professionnelle. Elles sont également bird-watchers (ornithologues amatrices) pour la plupart et prennent des pauses pendant l’activité de restauration pour observer les oiseaux.  La mission de ce jour consistait à couper les roseaux à la base avec un sécateur en laissant les racines dans la terre. Les participantes semblaient habituées à ce genre de travail épuisant sous le soleil et déclaraient d’ailleurs venir aussi souvent qu’elles le pouvaient. Les tas de roseaux coupés étaient ensuite portés ou traînés jusqu’à un ranch derrière la rivière, ce qui demandait une certaine force physique.

 


Figure 5 : Outils utilisés lors des opérations d’arrachage d’arundos (Biville, avril 2022)

En revanche, lors de la deuxième opération d’arrachage d’arundos à laquelle j’ai participé, qui s’est déroulée le samedi 4 avril 2022, également à Tanque Verde Creek, le public était assez différent et relativement plus jeune. En effet, il y avait Phil, un quarantenaire qui roulait en Tesla et travaillait pour Amazon ; Mary, une mère au foyer originaire de Californie ainsi que d’autres femmes, cette fois-ci encore dans la vie active. La matinée de travail commence par une présentation collective, tout le monde ne se connaît pas, bien qu’ils se croisent souvent lors de ce type d’évènements. Les participants se présentent en précisant le nom du bassin versant sur lequel ils vivent. Cette activité est encadrée par Jim qui fait partie du staff du WMG. En plus de son travail au River Run Network, Jim enseigne la géomorphologie au Community College de Tucson.  Cette fois, le travail demandé est le suivant : il faut déterrer les rhizomes des roseaux précédemment coupés et les débarrasser de leur terre (Figure 5 et 6). En effet, le RNN reçoit un financement de l’Arizona Department of Forestry pour réaliser ces travaux. Cette subvention est utilisée pour payer le camion qui viendra enlever les tas de racines d’arundos précédemment sorties de terre. Le prix de ce service dépend du poids de la matière transportée, il faut donc faire en sorte qu’elle soit aussi légère que possible, et donc se débarrasser de la terre. Dans ce cas-ci, l’association fonctionne donc comme un supplétif de l’État en matière de gestion environnementale…


Figure 6 : Bénévole dans le lit de Tanque Verde Creek lors de l’arrachage d’arundos (Biville, mars 2022)

La suite de cette matinée de travail se déroule en aval, dans une zone du cours d’eau de Tanque Verde où il y a un écoulement de surface. Cette partie de la rivière est bordée par le golf. Ce quartier est d’ailleurs habité par Mary, une des participantes, qui explique que c’est le seul quartier de la région où les arbres poussent naturellement grâce à la proximité de l’aquifère avec la surface. Elle souligne également que, selon elle, « ici, l’eau de pluie peut recharger l’aquifère mais ailleurs à Tucson, les eaux souterraines sont trop profondes pour cela ». Certaines des participantes s’interrompent pour observer les oiseaux qui sont attirés par l’eau de surface. Elles se réjouissent de la présence de ces oiseaux qui viennent boire à la rivière. En marmonnant, Phil s’indigne du fait que ces oiseaux boivent sûrement une eau pleine de fertilisants et qu’il n’y a d’ailleurs aucun poisson. Il y a également les passants qui ont des remarques intéressantes. Ils remercient notamment les participants de les débarrasser des plantes invasives : « merci d’enlever le bambou ! ». L’aspect le plus ironique de cette relation à la plante « invasive », et le plus frappant, c’est la solution de dernier recours employée par ces environnementalistes convaincus. En effet, après avoir arraché les branches, bêché les racines, jeté les pousses et retourné la terre, nous devons appliquer du Roundup !!! Ce coup de grâce porté à cet étranger végétal est particulièrement révélateur du rapport à la nature sur ce territoire…

A la fin de l’activité de restauration, une voiture surgit au milieu du lit de la rivière, c’est un gros 4×4 qui part pour une sortie tout terrain, pratique très courante en Arizona mais qui est très préjudiciable pour les milieux naturels (Figure 7). Mary, la participante qui habite dans le quartier, s’adresse aux pratiquants du off-road et leur dit que leur pratique est illégale et dangereuse. Ils l’écoutent et font demi-tour mais elle explique que c’est rarement le cas et que très souvent, ces aventuriers automobilistes vont bien trop vite pour qu’elle puisse les aborder sans se mettre en danger.

 


Figure 7 : Véhicule tout terrain se servant de la rivière à sec comme d’une piste (Biville, avril 2022).

Cet épisode montre que les perceptions des milieux influencent les pratiques de ceux-ci. En effet, pour le participant à cette activité de restauration organisée par le RRN du WMG, la rivière en eau est perçue comme l’aboutissement d’un long effort tandis que pour d’autres, c’est une route. L’altérité manifeste dans le discours de ces écologistes est intéressante à souligner, c’est un  « autre » qui est ici créé, un autre que l’on ne comprend pas, qui ne pratique pas la nature de la même façon. Cette situation met en lumière une fracture profonde dans les modes de conception de la nature dans la région de Tucson.

 

5. Quelques réflexions en guise de conclusion…

On observe donc à Tucson un discours omniprésent de reconnexion au cycle de l’eau notamment grâce à la mise en place d’infrastructures vertes, portées par les environnementalistes locaux et de plus en plus par la mairie, parfois avec des tensions. Par exemple, le discours de B. Lancaster ou du Watershed Management Group invite à reconsidérer la ville comme un bassin versant – quand il pleut, les rues seraient des cours d’eau et les trottoirs leur plaine d’inondation, d’où la nécessité de les transformer en bassin d’infiltration pour aller contre la bétonnisation et l’imperméabilisation de la ville. L’objectif général est de pousser les habitants à « imiter le cycle de l’eau » en construisant des bassins d’infiltration pour contribuer à l’augmentation du niveau des nappes phréatiques, ce qui permettrait in fine le retour des écoulements de surface éphémères voire pérennes dans les cours d’eau qui drainent la ville de Tucson.

Cet objectif du retour d’un débit dans la rivière reste idéalisé voire utopique, d’autant plus que les tensions entre militants environnementalistes et municipalité empêchent la mise en œuvre d’une véritable transformation de l’hydrologie urbaine. Cet objectif de la résurrection de la Santa Cruz s’appuie sur un état de référence quelque peu fantasmé qui correspondrait aux paysages vernaculaires du milieu du XIXe s. quand sont venus s’installer les premiers colons étatsuniens. Ces discours font la représentation d’une Amérique pré-colombienne quasi paradisiaque et sont marqués par une tonalité rédemptrice rendant coupable la colonisation pour la dégradation environnementale, sans pour autant aller de pair avec une véritable inclusion des populations autochtones dans la gestion de l’eau au niveau local.

 

Louise Biville est en Master 2 Gestion de l’Eau et Développement Local (GEDELO) à l’Université de Paris Nanterre.

 

[1] Arroyo : petit ruisseau ordinairement à sec, transformé en cours d’eau temporaire après un épisode pluvieux.

[2] Lien vers la page de présentation du projet HYDECO : https://www.cnrs-univ-arizona.net/menu-fr/ohmi/projet-hydeco/

[3] Lien vers le site du Labex DRIIHM : https://www.driihm.fr/

[4] Ce concept désigne la capacité d’une ville à absorber, stocker et réutiliser les eaux de ruissellement, il est notamment mis en œuvre dans des villes chinoises depuis les années 2010.

[5] Le Central Arizona Project (CAP) est un canal de plus de 500 km qui relie la ville de Tucson au fleuve Colorado qui constitue sa principale source d’approvisionnement en eau.

[6] Idée que les humains doivent être de bons « intendants » de la nature dans leur gestion des ressources naturelles, héritée de la pensée conservationniste américaine d’Aldo Leopold.

[7] Voir site Internet du Saguaro National Park : https://www.nps.gov/sagu/learn/nature/buffelgrass.htm

 

Références

Boyer A.L., Le Lay Y.F., 2019, « Think of your house as a watershed ! La récupération des eaux de pluie à Tucson, en Arizona : vers la diversification de l’approvisionnement en eau dans le Sud-Ouest étasunien ? », Développement Durable et Territoires, Vol.10, n.3.

Delègue M., 2022, L’utilisation des effluents dans les processus de reconnexion sociale et environnementale au sein de l’hydrosystème de la rivière Santa Cruz : Le cas du site de Sweetwater à Tucson, Arizona, Mémoire de M1, GEDELO, Université Paris Nanterre, 225 p.

McDonough Owen, Hosen J., Palmer M., 2011, “Temporary streams: the hydrology, geography, and ecology of non-perennially flowing waters », River ecosystems: dynamics, management and conservation, p. 259-290. 

Néel C., Boyer A.L., Le Tourneau F.M., 2020, Paradoxes de la restauration d’une rivière asséchée dans le Sud-Ouest étatsunien : le cas de la Santa Cruz, Annales de Géographie, vol.2, n.732, p.78-103.

Nguyen, T.T., Ngo, H.H., Guo, W., Wang, X.C., Ren, N., Li, G., Ding, J. and Liang, H., 2019. Implementation of a specific urban water management-Sponge City. Science of the Total Environment652, pp.147-162.

Sheridan T., 2012, Arizona : A History, University of Arizona Press, Tucson, 504 p.

Wilder, M., Liverman, D., Bellante, L. and Osborne, T., 2016. Southwest climate gap: Poverty and environmental justice in the US Southwest. Local Environment21(11), pp.1332-1353.

 

 

 

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