Le débat sur la place de la photo en sciences sociales a rassemblé une petite vingtaine de personnes sensibilisées à la photographie, en particulier chercheurs, étudiants et photographes.
Deux intervenants ont partagé leur pratique de la photo :
Anikó Sébestény, doctorante en anthropologie, raconte comment elle s’est formée à la photographie en autodidacte dès son plus jeune âge. Sa pratique de la photographie nourrit largement ses recherches de thèse, car elle permet de « rendre visible sa science », de rendre compte de choses qui sont difficiles à percevoir par la parole – notamment en ce qui concerne les rituels de danse qu’elle étudie à Bali. Elle attire toutefois l’attention sur le risque de se laisser prendre aux clichés pendant le travail de terrain, et de ne pas ou plus prendre de notes à côté. Une fois venu le moment de la rédaction, l’image peut être insuffisante pour la mémoire, d’où l’importance de légender les photographies qu’on prend.
Thomas Desmier a ensuite expliqué comment il en est venu à être photographe : dans ses études de géographie, il utilisait toujours un grand nombre de photos pour ses rendus écrits. En se spécialisant en environnement et urbanisme, son regard sur la photographie a changé, et peu à peu il s’est intéressé davantage à l’esthétique, à la façon de prendre le cliché plutôt qu’à l’environnement lui-même. C’est ce qui différencie selon lui le chercheur du photographe : le premier cherche souvent à rester objectif, à analyser l’image, tandis que le second cherche à mettre en scène, fabriquer l’image. Pour autant, il est important aussi pour le chercheur sur le terrain de réfléchir à la composition de la photo avant de la prendre, car elle forme une information brute par la suite.
Ces deux interventions ont ouvert un débat avec la salle, à la fois sur des réflexions de fond et sur des aspects plus pratiques.
Une des questions qui est revenue à plusieurs reprises est celle de la fonction de l’image, aussi bien en photographie qu’en sciences sociales. La photo sert-elle à illustrer un propos, à constituer une archive visuelle pour le chercheur et pour la société (photographier le changement avec des prises de vue successives), ou constitue-t-elle un message en elle-même ? En d’autres termes, là où en photographie les clichés peuvent parfois se passer de légende, celle-ci prend une place plus importante en sciences sociales – d’autant plus quand la photo vise à déconstruire des discours idéologiques qui sont véhiculés et appuyés par des images, comme celles des paysages de terre craquelée qui sont souvent associées à une sécheresse durable et irréversible, alors qu’elles montrent au contraire qu’il y avait de l’eau il y a peu.
On peut donc faire mentir une image, et chaque image est une façon de forcer le regard, une mise en scène.
La présentation de photos en regard ou en série facilite la restitution d’une réalité, la transmission d’un message sans légende, davantage qu’une photo présentée seule, car la série oriente davantage la lecture et l’interprétation graphique. En même temps, selon la manière dont elle est construite, la légende peut à la fois ouvrir ou restreindre l’interprétation.
Par ailleurs, nous avons discuté de l’objet de la photo : qui et comment photographier ? Comment photographier l’eau quand elle est souterraine et qu’on y accède par des puits ? Comment photographier la neige ? Et si l’esthétique peut permettre d’accentuer un aspect ou élément particulier de la réalité, une photo de terrain doit-elle être belle ?
Est-il plus approprié en sciences sociales de réaliser des photos reportages ou des photos conceptuelles ? Yves Flatard, photographe, explique que dans un reportage, lorsqu’on fait du direct, il y a peu de temps pour construire la photographie. Sur le terrain, l’humain bouge, on est amené à faire de l’instantané. Dans un reportage documentaire, sur le temps long, il est plus facile de construire les prises de vue. C’est une des façons de procéder qui est très proche des sciences sociales. Dans la construction du reportage, il est intéressant d’avoir le contexte à travers des plans larges, puis peu à peu de se rapprocher du sujet, jusqu’à travailler sur les gestes, les expressions. C’est là qu’il est important de prendre les gens en action, occupés à leurs activités, plutôt que statiques. Cette démarche fait largement écho au jeu d’échelles qui caractérise la géographie. La photo conceptuelle est quant à elle plus travaillée en amont que celle d’un reportage, mais elle peut parfois tendre à déshumaniser la réalité.
Ces remarques conduisent à s’interroger sur le moment de la prise de vue et le positionnement du chercheur lorsqu’il se fait photographe. Dans les pays occidentaux, les gens se ferment de plus en plus à la photo en revendiquant leur droit à l’image, car il y a eu de nombreux excès. En même temps, il n’est pas toujours aisé de photographier les membres d’une société qu’on étudie – comme si prendre une photo figeait le sujet jusqu’à le réifier, alors même qu’on cherche à décrire des relations sociales. A l’inverse, la fabrication historique d’un exotisme des photos dans les pays des Suds a parfois facilité le clic de l’appareil en décomplexant une timidité – d’autant plus dans des pays où les touristes prennent des photos de manière récurrente.
D’autre part, faut-il se détacher de ses émotions pour produire une photo intéressante, ou au contraire s’appuyer dessus en assumant la part de subjectivité inévitable dans tout travail à dimension sociale ? La légitimité de la démarche photographique croise la question du statut que le chercheur s’octroie au moment où il prend ses photos. On rejoint là la question de l’éthique : peut-on l’enfreindre pour prendre des photos volées ? La salle s’est accordée pour dire que non, d’ailleurs certains photographes dessinent les photos qu’ils n’ont pas pu ou voulu prendre.
Par ailleurs, il est des situations où il est plus intéressant pour le chercheur de se concentrer sur sa participation et son observation d’une situation au moment présent, plutôt que de sortir son appareil et ne plus prêter attention à ce qui se passe. il semble également utile de connaître quelques rudiments techniques (lumière, profondeur de champ), car ils permettent de ne pas se focaliser sur l’appareil et de restituer l’ambiance de la scène qu’on veut photographier.
Le débat s’est clos sur l’idée que la frontière est parfois très ténue entre le travail du chercheur qui produit un discours à partir d’une photo, et celui du photographe qui donne tout le sens à son image. Un des éléments qui différencie les deux est alors le temps passé à traiter les clichés. Le rés-EAU serait très intéressé de créer davantage de liens entre photographes et chercheurs et d’exploiter les points qu’ils ont en commun. N’oublions pas que pour les deux, l’outil, c’est l’oeil, et non l’appareil !
Par Mathilde Fautras
Pour citer cet article : Mathilde Fautras, « Compte-rendu du débat sur la place de la photographie en sciences sociales », Rés-EAU P10 / Water Network, publié le 20 janvier 2014, http://reseaux.parisnanterre.fr/cr-debat-sur-la-place-de-la-photo-en-sciences-sociales/
5 Responses
Agnès RENARD-TOUMI
A défaut d’avoir pu assister et participer à ce débat, j’ai lu avec grand intérêt la synthèse des réflexions menées. Merci pour cet article!
Laurent
Bonjour, j’ai trouvé votre présentation sur la photo et ses usages très intéressante; notamment le lien fait entre les différentes échelles d’approche en photo, depuis le plan large jusqu’au sujet que l’on retrouve en géographie en effet. Cette courte présentation permet d’éclairer des liens captivants entre photo et messages. très chouette, merci pour ça ! L.
Kevin de la Croix
Bravo pour cette belle synthèse!
Caroline Sarrazin
Merci pour ces notes de synthèse qui permettent aux absents de suivre les événements proposés par le Rés’Eau! Belle initiative!
Anonyme
Super le CR, c’est comme si j’y étais! Merci