Brian F. O’Neill : Comprendre la politique du dessalement : une approche par le terrain

Brian F. O’Neill : Comprendre la politique du dessalement : une approche par le terrain

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Ce carnet a été écrit par Brian F. O’Neill, Université Paris-3 Sorbonne-Nouvelle et Université de l’Illinois à Urbana-Champaign.

 

Le dessalement, c’est-à-dire la production industrielle d’eau potable à partir de l’eau de mer, fait l’objet d’un intérêt de plus en plus vif de la part des villes assoiffées du monde entier (Jones et al. 2019). C’est une tendance logique, car le dessalement pourrait offrir des ressources en eau fiables et potentiellement inaffectées par le changement climatique (Figure 1). Qui plus est, le marché s’y intéresse: le secteur pèserait environ 18 milliards de dollars à l’échelle mondiale.[1] Par ailleurs, la croissance escomptée du secteur est importante, avec jusqu’à 32 milliards de dollars de hausse prévue, soit environ la moitié de la taille estimée de l’industrie éolienne, au cours des quatre prochaines années.[2]

Figure 1 : Vue interne de la plus grande usine de dessalement d’eau de mer aux États-Unis (dont on voit ici les membranes osmotiques) à Carlsbad, en Californie, qui produit 227,305 m3 par jour. Photo © Brian F. O’Neill (2019).

Au cours de mes recherches sur la politique de l’eau dans le Sud-Ouest étasunien, mon intérêt pour le dessalement a été attisé par les différences marquées entre les résultats des sondages d’opinion publique, d’une part, et ma consultation des médias et ce que me disaient mes contacts sur le terrain, d’autre part. Par exemple, le sondage Pacific Institute Statewide Survey: Californians and the Environment (Sondage de l’État de Californie par le Pacific Institute : Les Californiens et l’environnement) a régulièrement demandé aux Californiens s’ils soutenaient ou s’opposaient à la construction d’usines de dessalement d’eau de mer. Cette question n’a certes pas été posée de façon identique au cours des années, mais les résultats des sondages fournissent d’utiles jalons.[3] En 2006, 56% des sondés soutenaient le dessalement. En 2017, cette proportion a atteint 67%, et en 2021, 68% des personnes étaient en faveur. Cependant, un bref passage en revue des médias indique, pour sa part, une opposition parmi les résidents[4] vivant à proximité d’usines de dessalement, qu’elles soient en activité, ou en projet[5] (Figure 2). Comme je l’ai découvert au cours de mes recherches ethnographiques, il est permis d’avoir des doutes concernant les potentiels avantages du dessalement pour construire un avenir écologique et moderne pour les régions côtières.

Figure 2 : Les coalitions locales de quartier et les organisations non gouvernementales ont tenu de nombreuses réunions et assemblées publiques, au cours desquelles les résidents pouvaient poser des questions sur l’usine de dessalement et son potentiel impact. Photo © Brian F. O’Neill (2019).

Les initiatives autour du dessalement prolifèrent actuellement en Californie (Williams 2018; Poupeau et al. 2019; O’Neill, 2020). Le gouverneur Gavin Newsom[6] soutient cette approche, à l’instar de son prédécesseur, Jerry Brown. Ces 20 dernières années, afin d’étancher la soif de l’État, les projets de loi pour lutter contre la sécheresse[7] et les usines de dessalement se sont multipliés[8] (Figure 3). Ainsi, le dessalement marque une nouvelle étape des fameuses « guerres de l’eau » californiennes[9]. Comme les usines de dessalement sont parmi les projets d’infrastructure les plus coûteux (avec des budgets proches du milliard de dollars), les autorités sont en quête de partenariats. Un expert me l’a d’ailleurs avoué succinctement: ces projets représentent « beaucoup d’argent et beaucoup de risques » (Entretien avec le directeur exécutif d’une agence publique de l’eau du sud de la Californie, juin 2020). Mais de quels risques parle-t-on, et pour qui ?

Figure 3 : Carte des installations de dessalement proposées et opérationnelles en Californie. Les données de cette carte ont été compilées à l’aide de divers rapports d’agences de gestion de l’eau, et corroborées par des recherches de terrain. Mes recherches ont porté spécifiquement sur Huntington Beach. Carte © Brian F. O’Neill (2022).

Les géographes critiques Alex Loftus et Hug March (2016) ont fait valoir que, du point de vue de l’industrie et des gouvernements, le dessalement constitue un superbe exemple de modernisation écologique, où la poursuite de bénéfices financiers s’allie à une innovation soi-disant « verte », ou, en l’occurrence, bleue. D’après les sociologues Gert Spaargaren et Arthur Mol (1992), le dessalement peut être perçu, au sein de notre système capitaliste, comme vecteur de passage de la phase sociétale actuelle, une « chenille industrielle sale et laide », vers celle du « papillon écologique » (voir aussi Huber 1985 :20). Certes, il est encore trop tôt pour dire si le papillon en question émergera, mais mes recherches montrent que la conceptualisation et la perception du risque sont importantes pour comprendre comment le dessalement, à la fois en tant qu’idée et en termes matériels, interagit avec la société. À cet égard, on peut s’appuyer sur les travaux du sociologue Ulrich Beck (par exemple, 1992). L’un des principaux intérêts de Beck portait sur la prolifération des risques sociétaux et des réponses qui y sont apportées. Ces risques entraînent une restructuration des relations sociales par le biais de processus de quantification, de projection et de contestation des risques technologiques et sociaux imbriqués. Il en résulte, pour la société, l’émergence de contextes de peur extensive, de méfiance et d’incertitude.

J’ai déjà souligné un certain décalage entre la réalité vécue et l’opinion publique concernant le dessalement, mais des tendances similaires émergent dans le « secteur des énergies renouvelables », au sens large du terme. Par exemple, selon les enquêtes menées par les politologues Barry Rabe, Christopher Borick et leurs collègues dans les National Surveys on Energy and the Environment (Enquêtes nationales sur l’énergie et l’environnement), on note un fort soutien (jusqu’à 62%) aux subventions éoliennes et solaires.[10] Cependant, la réalité de terrain est bien souvent tout autre (Hirsh et Sovacool 2013).

On peut donc se demander quels processus sont en jeu ici. Dans ses récents travaux sur l’énergie éolienne, le sociologue de l’environnement Shaun A. Golding a identifié une problématique clé. Dans le cadre de l’évolution de notre société de prolifération des risques et de la contestation, nous observons de plus en plus fréquemment une spirale sociétale de peur, de suspicion et d’incertitude, face aux technologies censées améliorer notre vie quotidienne. Cependant, les individus ne sont pas toujours enclins à se projeter dans ce que le sociologue C. Wright Mills (1959) a appelé l’imagination sociologique, c’est-à-dire à formuler leurs problèmes personnels dans le contexte d’enjeux de société. A contrario, les technologies censées nous aider à l’adaptation climatique constituent ce que Golding appelle des « flambeaux d’incertitude » (beacons of uncertainty). Plutôt que de résoudre nos problèmes ou d’aider les individus à percevoir le malaise collectif, ces technologies peuvent en fait nous aveugler « aux menaces associées au changement climatique mondial et à la détérioration de l’environnement, qui apparaissent alors comme des possibilités abstraites au sein du lointain raz-de-marée des possibilités » (2021 : 73). Cet aspect été mis en évidence lors d’un entretien que j’ai mené avec un professionnel chevronné du secteur de l’eau, qui a suivi les débats sur le dessalement pendant plus de vingt ans (Figure 4). Selon lui, les inquiétudes concernant la disponibilité de l’eau ne doivent pas nécessairement nous pousser à la production de nouvelles ressources en eau. En effet, réduire notre usage, préserver les ressources, ou réutiliser et recycler l’eau, sont de bien meilleurs choix en l’état actuel (March et al. 2014). En outre, bien que les agences publiques locales de gestion de l’eau considèrent le dessalement comme une solution, notre professionnel craint que cela ne soit au détriment du public. En introduisant le dessalement dans cette équation de l’adaptation, on suscite également la confusion et l’incertitude :

« Cela va confondre et troubler les gens, parce qu’il y a déjà un projet en cours [un précédent projet d’infrastructure de recyclage de l’eau], et on introduit alors un projet concurrent (l’usine de dessalement) ? Ce n’est pas concevable!… Nous avons gaspillé notre temps, l’argent public et le temps des citoyens, ainsi que le temps du conseil, parce que personne ne veut de cette eau très chère! » (Hydrogéologue et expert en eau – Entretien personnel, septembre 2019).

Figure 4 : Un professionnel du secteur de l’eau exprime son désaccord quant au rôle du dessalement dans l’approvisionnement en eau de la Californie. Photo © Brian F. O’Neill (2019).

De plus, mes interlocuteurs (résidents du quartier), fâchés, perçoivent une contradiction dans l’emplacement de nombreux projets industriels de déchets, d’énergie et d’exploitation pétrolière au sein de leurs communautés – une zone géographique qu’ils ont baptisée « le triangle toxique » (O’Neill 2021). Selon les propos d’un résident, le quartier de Huntington Beach où l’usine que j’ai étudiée est en projet de construction est devenu « un bon dépotoir », qui alimente l’assiette fiscale municipale (Entretien personnel, mars 2020). Il est certes compréhensible de ne pas vouloir résider à proximité de ce chaos industriel (Figure 5). Cependant, revenons maintenant à la formulation de Golding sur la politique d’adaptation au climat. La question du dessalement, telle que je l’ai vue formulée, ne semble guère constituer une critique structurelle. Au contraire, elle se manifeste souvent sous la forme d’un problème perçu comme individuel. Un résident m’a expliqué qu’il s’appuie souvent sur cette perspective pour inciter ses concitoyens à se rendre aux assemblées publiques, et à s’engager plus avant:

« J’adopte une perspective de capitaliste dès que possible pour communiquer avec mes voisins, de manière à être entendu. Dans cette perspective, la valeur immobilière, les revenus hôteliers, les parcomètres, la bière artisanale, dépendent tous de la qualité de l’environnement » (Entretien, mars 2020, italiques ajoutés).

Figure 5 : Lors d’une « visite guidée toxique », je me suis rendu aux alentours de la parcelle où pourrait bientôt être construite la deuxième plus grande installation de dessalement d’eau de mer du pays. Mon guide, comme beaucoup des résidents interrogés, estimait que le projet n’était pas nécessaire, et répondait aux désirs des investisseurs, plutôt que de résoudre les problèmes d’eau de la Californie. Photo © Brian F. O’Neill (2019).

Il est extrêmement difficile de sortir de certaines formes enracinées de rationalité instrumentale (Gunderson 2016). Bien qu’il soit possible d’apprécier le mode de pensée des économètres, cette atomisation probablement inconsciente des « problèmes » doit être mise en question afin de réfléchir plus sérieusement à l’adaptation au changement climatique. De telles déclarations demandent une analyse critique de la part des sciences sociales, car elles conçoivent le risque comme entièrement séparé de l’humanité. Au lieu de parler des conditions d’existence des individus, on se voit discuter de valeurs immobilières, d’hôtels, de parkings, etc. De même, nous devons penser de manière non seulement préventive, à l’instar des solutions technologiques, qui visent à éviter la survenance des problèmes avant l’apparition de nouvelles technologies (O’Neill et Boyer 2020), mais aussi de façon générative et réparatrice, eu égard à notre relation au monde naturel. Nous devons prendre en compte que, de façon fondamentale, discuter du risque en termes de propriété, même si l’on tente par ailleurs de s’opposer au développement industriel, revient à penser l’avenir selon une logique capitaliste. Lorsque nous formulons le risque de cette façon, nous ne pensons pas, en fait, au risque que les individus n’aient plus rien à boire, mais aux sources de revenus, aux catégories d’actifs, aux loyers et aux impôts, c’est-à-dire les facteurs mêmes qui sont incorporés et calculés dans les modèles financiers, par exemple.

Le dessalement, et le faisceau de débats qui émergent autour de « l’économie bleue », offrent des perspectives importantes à considérer à l’avenir, aussi bien pour la recherche, que pour les mouvements sociaux et les professionnels du secteur. Il est nécessaire de poursuivre une discussion sur les stratégies d’adaptation au climat, qui aborde la façon dont celles-ci s’intègrent au sein des forces et structures formant le cadre de l’accumulation du capital et de l’appropriation de la nature (Moore 2015). Cette discussion doit se produire de manière systématique sur une variété de sujets, du dessalement à l’éolien et plus encore, malgré les récentes « nouvelles transactions vertes » (Luke 2009), pour ouvrir la voie à un avenir juste et équitable. Cependant, par ailleurs, nous devons continuer à travailler pour découvrir le sens, les perspectives et les motivations derrière les stratégies d’adaptation au climat, afin d’être en mesure d’aborder ces discours. Ceci est d’une importance fondamentale, car ces derniers s’appuient trop souvent sur le maintien d’agencements financiers, technologiques et politiques déjà existants. La recherche en écologie politique, par son approche ethnographique réfléchie, est un outil pour appréhender les complexités des technologies d’adaptation au changement climatique, et une façon de faire face à la réalité du terrain.

Brian F. O’Neill est doctorant à l’Université Paris-3 Sorbonne-Nouvelle et à l’Université de l’Illinois à Urbana-Champaign. Sa soutenance de thèse est prévue le 13 mai 2022.

 

[1] https://www.prnewswire.com/news-releases/global-desalination-market-report-2021-market-was-valued-at-17-7-billion-in-2020-and-is-expected-to-frow-with-a-staggering-cagr-of-9-51-from-2020-to-2027–301264141.html

[2] https://www.globenewswire.com/news-release/2020/01/29/1976640/0/en/Water-Desalination-Market-to-grow-at-a-CAGR-of-9-5-to-hit-32-billion-by-2025-Global-Industry-Analysis-by-Growth-Factors-Value-Chain-New-Technologies-Cost-breakdown-Investments-Oppo.html

[3] https://www.pewtrusts.org/en/research-and-analysis/blogs/stateline/2022/02/22/a-parched-west-remains-divided-on-desalinating-seawater

[4] Peu de résidents ont des inquiétudes de nature écologique.

[5] https://www.ppic.org/wp-content/uploads/ppic-statewide-survey-californians-and-the-environment-july-2021.pdf

[6] https://www.latimes.com/environment/story/2021-02-23/newsom-pushes-poseidon-seawater-desalination

[7] https://www.gov.ca.gov/2021/05/10/governor-newsom-announces-5-1-billion-package-for-water-infrastructure-and-drought-response-as-part-of-100-billion-california-comeback-plan/

[8] https://water.ca.gov/-/media/DWR-Website/Web-Pages/Programs/California-Water-Plan/Docs/RMS/2016/09_Desalination_July2016.pdf

[9] Référence à la literature de l’historien environmental Donald Worster et des sociologues John Walton et Wendy Espeland qui se sont penché sur la nature sociale des conflits à travers le sud ouest étatsunien. D’après mes entretiens, le dessalement de l’eau éviterait les conflits autour de l’eau du fleuve Colorado.

[10] https://www.icpsr.umich.edu/web/ICPSR/studies/36368


Références

Beck, Ulrich. 1992. Risk society: Towards a New Modernity. New York, NY: Sage.

Golding, Shaun A. 2021. Electric Mountains: Climate, Power, and Justice in an Energy Transition. New Brunswick, NJ: Rutgers University Press.

Gunderson, Ryan. 2016. “Environmental Sociology and the Frankfurt School 2: Ideology, Techno-science, Reconciliation.” Environmental Sociology 2(1): 64-76.

Hirsh, Richard F. and Benjamin K. Sovacool. 2013. “Wind Turbines and Invisible Technology: Unarticulated Reasons for Local Opposition to Wind Energy.” Technology and Culture 54(4): 705-734.

Jones, Edward, Manzoor Qadir, Michelle TH van Vliet, Vladimir Smakhtin and Seong-mu Kang. 2019. “The State of Desalination and Brine Production: A Global Outlook.” Science of the Total Environment 657: 1343-1356.

Loftus, Alex, and Hug March. 2016. “Financializing desalination: Rethinking the Returns of Big Infrastructure.” International Journal of Urban and Regional Research 40(1): 46-61.

Luke, Timothy W. 2009. “A Green New Deal: Why Green, How New, and What is the Deal?.” Critical Policy Studies 3(1): 14-28

March Hug, Saurí David, and Rico-Amorós Antonio M. 2014. “The end of scarcity? Water desalination as the new cornucopia for Mediterranean Spain.” Journal of Hydrology (519): 2642-2651.

Mills, C. Wright. 1959. The Sociological Imagination. Oxford, UK: Oxford University Press.

Moore, Jason. Capitalism in the Web of Life: Ecology and the Accumulation of Capital. Verso Books, 2015.

O’Neill Brian F. 2020. “The World Ecology of Desalination: From Cold War Positioning to Financialization in the Capitalocene.” Journal of World-Systems Research 26(2): 318-49.

 O’Neill, Brian F. 2021. Water for Whom? Desalination, Financialization, and the Cooptation of the Environmental Justice Frame. Unpublished manuscript Presented as part of the Environmental Sociology section of the American Sociology Association roundtable sessions. August 10, Chicago, Illinois, USA.

O’Neill, Brian F., and Anne-Lise Boyer. 2020. “Water Conservation in Desert Cities: From the Socioecological Fix to Gestures of Endurance.” Ambiente & Sociedade 23: e00691.

Poupeau Franck, Brian F. O’Neill, Joan Cortinas-Muñoz, Murielle Coeurdray, and Eliza Benites-Gambirazio 2019. The Field of Water Policy: Power and Scarcity in the American Southwest. New York, NY: Routledge.

 Spaargaren, Gert, and Arthur PJ Mol. 1992. “Sociology, Environment, and Modernity: Ecological Modernization as a Theory of Social Change.” Society & Natural Resources 5(4): 323-344.

Williams, Joe. 2018. “Assembling the Water Factory: Seawater Desalination and the Techno-politics of Water Privatisation in the San Diego–Tijuana Metropolitan Region.” Geoforum 93: 32-39.

 

 

 

One Response

  1. Vassili Kypreos
    |

    Très intéressant, merci pour cette publication. Il me tarde d’assister à ta soutenance de thèse !

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