Ce carnet s’inscrit dans le cadre d’un travail de maîtrise en urbanisme à l’Université de Montréal (Faculté de l’aménagement), sous l’encadrement de Franck Scherrer et Jean-François Pérouse. La recherche de terrain est réalisée dans le cadre d’un stage de recherche au sein de l’Observatoire Urbain d’Istanbul (Institut Français d’Études Anatoliennes) entre septembre 2021 et avril 2022.
Un ensemble de travaux de recherche récents s’intéresse à la question de la circulation internationale des « modèles » urbains au sein des pratiques urbanistiques locales. Les discours qui accompagnent cette circulation se rattachent à la problématique plus générale du développement durable, présente à différents niveaux institutionnels dans de nombreux pays, et à l’injonction de rendre la ville « durable » (Barthel et al., 2013 ; Lévy et Hakek, 2016). Cette recherche se propose d’étudier le lien entre la circulation des « modèles » urbains et leur traduction dans un contexte local, par l’analyse d’un projet urbain spécifique. Il s’agit plus précisément d’interroger la circulation des pratiques « dominantes » d’aménagement des cours d’eau, notamment décrites comme des initiatives relevant de la « restauration écologique », des modèles – principes – normes qui les accompagnent, et de leur traduction et mise en œuvre dans la mégapole d’Istanbul. Le projet urbain qui fait l’objet de notre analyse est celui des Vallées de la vie, un projet d’envergure qui consiste en l’implantation de coulées vertes le long d’une quinzaine de cours d’eau situés sur le territoire métropolitain istanbuliote. Accompagnant les promesses électorales du nouveau maire élu en 2019, ce projet incarne et reflète le changement de politique urbaine amorcé par les pouvoirs publics au niveau municipal. Dans ce carnet de terrain, nous tenterons de vous présenter un bref portrait du projet à l’étude et du contexte dans lequel il s’inscrit, ainsi que de deux terrains principaux de notre recherche.
Le projet urbain des Vallées de la vie (Yaşam Vadisi) : une politique environnementale territorialisée
Istanbul « verte » (Yeşil Istanbul), pilier du nouveau slogan « Verte, Juste et Créative Istanbul » (Yeşil, Adil, ve Yaratıcı Kent Istanbul), constitue l’un des grands principes émis par le Département des Parcs, Jardins et Espaces de la municipalité (Park, Bahçe ve Yeşil Alanlar Daire Başkanlığı), et témoigne du virage important de l’orientation des politiques urbaines actuelles. À la différence des politiques précédentes, peu soucieuses de la question de l’environnement, l’arrivée d’un nouveau maire à la tête de l’IBB (İstanbul Büyükşehir Belediyesi, la Municipalité métropolitaine d’Istanbul) en 2019 a entraîné un changement important dans la manière d’appréhender les problématiques environnementales et la question de la nature en ville. Depuis 2004, IBB était dirigée par le parti de l’AKP (Adalet ve Kalkınma Partisi, Parti de la justice et du développement), soit le parti à la tête de l’État turc et représenté par Recep Tayyip Erdoğan. L’arrivée de E. İmamoğlu, issu du principal parti d’opposition turc CHP (Cumhuriyet Halk Partisi, Parti Républicain du Peuple) a fait émerger un contexte nouveau, dans lequel les acteurs politiques de la municipalité et de l’État central sont en opposition. Cette nouvelle dynamique crée des rapports de force complexes, qui peuvent être lisibles dans l’urbain. C’est donc dans ce contexte qu’a émergé le projet urbain des Vallées de la vie. En prenant en compte les réalités « naturelles » et topographiques du territoire, ce projet semble être l’un des premiers exemples de politique environnementale territorialisée à Istanbul (fig. 1).
Ce projet est l’une des principales promesses qui ont accompagné E. İmamoğlu lors des élections municipales en 2019 et consiste à aménager plus de 20 millions de mètres carrés de couloirs naturels et d’espaces verts. Il s’agit d’offrir aux habitants d’Istanbul de vaste espaces publics, avec des sentiers pédestres et des pistes cyclables, ainsi que de nombreux aménagements récréatifs. Au-delà de la dimension sociale et paysagère, le choix d’implanter ces vastes corridors écologiques le long des principaux cours d’eau de la mégapole s’inscrit dans une approche de protection face aux inondations, afin de préserver les zones inondables proches des cours d’eau de toutes constructions.
Le projet des Vallées de la vie est porteur d’une forte dimension politique et s’insère dans un contexte socio-politique bien particulier. En effet, les politiques urbaines précédentes ont laissé dans leurs aménagements très peu de place aux espaces verts, privilégiant les grands projets de développements immobiliers et commerciaux. En témoignent par exemple les événements de Gezi en mai 2013, un mouvement protestataire d’une très grande ampleur qui a réuni des milliers de manifestants. Ceux-ci ont débuté sur la place Taksim à Istanbul, en réponse à la volonté de détruire l’un des derniers espaces verts du centre-ville, celui du parc Taksim Gezi, et de le remplacer par la reconstruction d’une caserne, qui devait accueillir un centre commercial.
Présentation des terrains d’étude – Beylikidüzü et Ayamama
Bien que l’ensemble des Vallées de la vie fasse l’objet de notre analyse, deux vallées retiennent particulièrement notre attention. La première est celle de Beylikdüzü, puisqu’elle peut être considérée comme un prototype de l’ensemble du projet. Cela s’explique par le fait que E. İmamoğlu était maire de l’arrondissement de Beylikdüzü avant d’être à la tête de la municipalité, et que c’est à cet endroit qu’il a développé son projet. Le deuxième terrain présenté est celui de la rivière Ayamama, qui a été le théâtre d’inondations meurtrières en 2009, possédant ainsi une forte dimension symbolique en ce qui concerne la gestion des cours d’eau dans la mégapole.
La Vallée de la vie de Beylidüzü, pierre angulaire du projet
Située à l’extrémité ouest d’Istanbul, Beylikdüzü est l’une des 39 municipalités d’arrondissements de la mégapole. La morphologie urbaine du quartier dans lequel s’insère le projet urbain est dominée par des grands immeubles résidentiels de 10 étages et plus et de grandes structures commerciales et industrielles. S’étendant du nord au sud jusqu’à la mer de Marmara, le nouvel aménagement longe la vallée de Kavaklı, dont les particularités topographiques (par exemple le relief) ont été conservées. Les abords du cours d’eau étaient, avant le nouvel aménagement, un terrain non-construit à l’abandon et abritant toutes sortes de déchets commerciaux et industriels. Le risque d’inondation était relativement faible, mais il y avait un risque de glissements de terrain, étant donné que les pentes étaient dénuées de toutes végétations.
Dans ce quartier très urbanisé, le contraste marqué par l’implantation de ce nouveau parc d’une très grande superficie est spectaculaire. Le parc offre de nombreuses aménités urbaines : des bassins d’eau et des cascades, des mobiliers urbains divers, des cafés, des parcs à jeu, une scène de concert, un marché artisanal, etc. Il propose également un vaste réseau de transport actif (pistes cyclables, sentiers pédestres). Au centre de ce parc s’écoule le cours d’eau de Kavaklı, relativement petit et souvent à sec (Fig. 2). Le lit de la rivière est entièrement corseté par de hauts murs en béton, et délimité sur toute sa longueur par un grillage.
En amont du cours d’eau, qui constitue la première étape[1] du projet et donc également le premier tronçon où le projet a été mis en œuvre, il est difficile d’apercevoir le cours d’eau, tant la ripisylve y est dense (Fig. 3). La présence de cette ceinture végétale a été réalisée de manière intentionnelle, comme le souligne l’extrait suivant d’un entretien réalisé avec un acteur clef de la mairie de Beylikdüzü :
« La transformation d’un ruisseau en canal de béton, ce n’est pas un modèle de réhabilitation juste. Nous, pour casser cet effet de béton, nous avons complètement verdi les contours du canal en béton. Au moins, nous voulions créer une bande verte qui ne gâche pas l’œil ».
Entretien réalisé à Beylikdüzü en décembre 2021
[1] Le projet a été divisé en 6 étapes, selon le découpage de 6 tronçons de la vallée du nord au sud. Sur les 6 étapes prévues, les deux premières sont entièrement terminées et la troisième est en cours de réalisation.
Ainsi, la lecture du paysage nous révèle des indices concernant les différentes gestions qui ont marqué le cours d’eau dans le temps, et les différentes étapes d’aménagement qui l’ont façonné. Les nouvelles pratiques viennent se superposer et s’enchevêtrer avec l’existant, comme l’atteste un écriteau de la municipalité inscrit dans le béton, qui nous renseigne que l’artificialisation du cours d’eau a été réalisée en 2011. Ces différentes pratiques d’aménagements ne sont pas mises en œuvre dans un espace « vide » et doivent s’imbriquer avec l’existant, ce qui peut engendrer d’importants enjeux de gouvernance. Par exemple, dans l’extrait d’entretien ci-dessus, l’acteur interrogé trouve que le modèle de restauration précédent n’est pas un bon modèle et décrit les différentes actions qui ont été entreprises pour « cacher » ce modèle. Dans le contexte de Beylikdüzü, les travaux de réhabilitation du cours d’eau entrepris en 2011 ont été réalisés par l’administration publique ISKI (Istanbul Su Ve Kanalizasyon Idaresi), responsable de l’ensemble du réseau de l’eau et l’assainissement de la municipalité métropolitaine. En effet, ISKI s’occupe des travaux techniques qui touchent directement de la rivière, alors que l’IBB est plutôt responsable de l’aménagement paysager. D’un point de vue institutionnel, l’ISKI dépend directement de la municipalité et donc du parti politique associé. Cet exemple montre l’importance d’adopter une perspective contextualisée et localisée pour comprendre les pratiques actuelles d’aménagement des cours d’eau dans un contexte donné.
Le bassin versant d’Ayamama, entre urbanisation et risque d’inondation
La rivière Ayamama, longue de 21 kilomètres, traverse 6 municipalités d’arrondissements différentes et se jette dans la mer de Marmara. En 2009, le bassin versant de l’Ayamama a été le théâtre de plusieurs inondations meurtrières, qui ont fait 32 morts et des dégâts matériels et économiques très lourds. Depuis les années 1980, l’importante urbanisation et industrialisation de la zone, ainsi que l’implantation de grandes infrastructures de transports (autoroutes, échangeurs) sont venues modifier la structure physique du cours d’eau (fig.4). Depuis, cette rivière a fait l’objet de nombreuses recherches scientifiques, notamment dans le domaine de l’ingénierie environnementale et de l’urbanisme. Elle a également fait l’objet de plusieurs travaux de restauration (Islah çalışmaları en turc), commencés par ISKI en 2008 et renforcés après les évènements de 2009. Suivant une approche techniciste et ingénieriste, ces travaux consistent principalement à élargir la section transversale du cours d’eau, ainsi qu’à séparer les réseaux d’eaux usées et d’eaux pluviales.
La Vallée de la vie de Ayamama
Concernant le nouvel aménagement de la Vallée de la vie, il s’agit de créer un espace vert de plus d’un million de mètres carrés, dont la réalisation a été divisée en 3 étapes (fig. 5). Les premières étapes du projet visent le tronçon en aval du fleuve, proche de l’embouchure qui aboutit à la mer de Marmara. En effet, les abords directs du cours d’eau à cet endroit ne sont pas urbanisés, ce qui permet une implantation rapide et relativement simple du projet. À l’instar du projet à Beylikdüzü, il s’agit de créer un parc urbain avec diverses aménités urbaines (espaces de concerts en pleine aire, jardin de nénuphars, pavillon culturel, etc.) et d’implanter un réseau de transport actif le long de la rivière pour assurer une continuité de déplacement sur l’axe nord-sud. Plusieurs traverses piétonnes au-dessus de la rivière sont également prévues.
Concernant la rivière plus directement, ce tronçon était l’un des derniers n’ayant pas encore été corseté. D’importants travaux menés par l’administration ISKI sont justement en cours et presque terminés (beton ıslah deresi), notamment l’élargissement et la canalisation complète du lit de la rivière, avec des plaques de béton de 4 mètres de hauteur (fig. 6). S’agissant de la section d’implantation du projet de la Vallée de la vie, nous avons été un peu surpris de voir les dernières rives « naturelles » du cours d’eau être remplacées par des grands murs en béton. Lors d’un entretien réalisé avec la coordinatrice du projet des Vallées de la vie, celle-ci a expliqué que les travaux concernant la restauration de la rivière étaient sous la responsabilité de l’administration ISKI, et que l’équipe « Istanbul Verte » ne s’occupait que des aménagements paysagers des rives. Elle a également précisé que pour « alléger » cet effet de béton, des plantes seraient ajoutées pour recouvrir les murs. L’implantation de la Vallée de la vie est donc venue se surajouter à un projet d’ingénierie des rivières déjà en cours de réalisation, ce qui peut expliquer les approches différentes dans la pratique des acteurs.
Pour ce qui est de l’aménagement plus en amont qui correspond à l’étape 2 (fig. 5), l’implantation de la Vallée de la vie s’effectue dans un contexte bien plus complexe, puisque l’urbanisation importante de ce secteur soulève de nombreux enjeux d’usages et d’occupations du sol. La coordinatrice du département Parcs et Jardins de l’IBB nous explique que l’objectif du projet est d’étendre la Vallée de la vie sur l’ensemble de la rivière, mais qu’il s’agit plutôt d’une planification à long terme. En effet, le cours d’eau traverse plus en amont des zones industrielles et urbaines très denses, qui toutes possèdent globalement des titres de propriété. La continuation de la Vallée de la vie sur cette section nécessiterait un processus d’expropriation long et coûteux. Il semblerait donc que la municipalité « attende » la relocalisation de ces industries. De plus, la fermeture de l’aéroport d’Atatürk situé en aval de Ayamama et les dynamiques actuelles de transformation urbaine dans le secteur semblent prédire un déplacement de ces industries dans les prochaines années.
Conclusion
L’analyse de la mise en œuvre du projet de la Vallée de la vie dans les bassins versants de Beylikdüzü et d’Ayamama a souligné l’importance du contexte géographique, institutionnel et politique dans lequel s’insère le projet, et de son influence sur la traduction du projet dans l’espace urbain. Par exemple, la zone concernée par le nouvel aménagement à Beylikdüzü n’était pas urbanisée, contrairement à celle d’Ayamama, qui traverse une zone extrêmement urbanisée, et marquée par une grande zone industrielle et commerciale. Cette recherche a également montré que les différentes pratiques d’aménagements se superposent dans le temps, que ces aménagements ne sont pas implantés dans un espace « vide » mais qu’ils doivent s’imbriquer avec l’existant, ce qui révèle d’importants enjeux en termes de gouvernance. En effet, la recherche de terrain nous a montré que les institutions d’ISKI et d’IBB étaient inscrites dans des paradigmes d’aménagement différents. La première s’inscrit dans le paradigme dit « techniciste » et la seconde s’inscrit davantage dans le paradigme dit de « restauration écologique », un décalage qui induit des visions et des pratiques différentes d’aménagement. Cette superposition des pratiques pose alors la question de la cohérence du projet avec l’objectif de « restauration » des cours d’eau proposé par l’IBB, puisque celle-ci n’a finalement pas eu d’influence sur la structure physique du cours d’eau, mais simplement en termes d’aménagements paysagers sur les berges des rivières. Cela indique également que les changements au niveau de la pratique et des opérations semblent être plus lents que les changements au niveau des discours sur l’aménagement urbain.
Finalement, cette recherche a tenté de comprendre la réception des pratiques dominantes d’aménagement des cours d’eau et de leur traduction et mise en œuvre dans un contexte local, en s’appuyant sur l’étude de cas d’Istanbul. L’analyse du projet urbain des Vallées de la vie nous a révélé que les références extérieures de restauration sont bien présentes dans l’élaboration et la mise en œuvre du projet, ce qui appuie donc bien l’idée de la circulation internationale des modèles, mais que ces derniers ne sont pas réceptionnés tels quels dans l’existant. En effet, les deux exemples d’implantation du projet ont démontré que cette réception se fait selon un processus complexe de réappropriation, de sélection et d’adaptation par les acteurs locaux en fonction des besoins et des contraintes du contexte local.
Julie Gaillet est titulaire d’un baccalauréat en Géographie et Environnement de l’Université de Genève en Suisse. Elle fait actuellement une maîtrise en urbanisme à l’Université de Montréal. Elle est également coresponsable de l’Observatoire urbain d’Istanbul, pôle de recherche de l’Institut Français d’Études Anatoliennes. Courriel : julie.gaillet(at)umontreal.ca
Bibliographie
Barthel, Pierre-Arnaud, Valérie Clerc, et Pascale Philifert. 2013. « La « ville durable » précipitée dans le monde arabe : essai d’analyse généalogique et critique ». https://doi.org/10.7202/1027724ar.
Lévy, Jean-Pierre, et Isabelle Hajek. 2016. « La nature urbaine, une utopie paradoxale ». Futuribles, no 414 : 61.
Mavnacioğlu, Zeynep. 2021. « Istanbul’a 15 yeni yaşam vadisi ». Bulletin mensuel (juin). Municipalité métropolitaine d’Istanbul.
Şimșek, Ismail Hakki. 2020. « Istanbul’un yeni yaşam vadisinde sona yaklașildi ». Bulletin mensuel (octobre). Municipalité métropolitaine d’Istanbul.
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