Annaig Oiry : La petite pêche côtière à l’île d’Yeu : état des lieux

Annaig Oiry : La petite pêche côtière à l’île d’Yeu : état des lieux

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« L’île d’Yeu n’a pas succombé au fatalisme du déclin » : ainsi commence un article du géographe Jean Chaussade dans la revue Norois en 1990 (p. 81). L’auteur loue la résistance du secteur de la pêche sur l’île, en comparaison avec d’autres territoires insulaires devenus quasiment exclusivement dépendants de l’activité touristique. Les signes de vitalité sont effectivement nombreux : maintien d’un certain équilibre entre navires armés pour la petite pêche côtière et navires armés pour la pêche hauturière (au large), débarquement de poissons à haute valeur marchande (sole, merlu, lotte, bar), maintien d’une école de pêche et de structures sectorielles d’encadrement (présence d’une agence de l’Armement coopératif artisanal vendéen, d’un secteur bancaire spécialisé avec une antenne du Crédit maritime, de la coopérative de mareyage Yeu marée qui permet d’acheter et écouler les produits de la pêche, etc.).

Les analyses qui suivent se concentrent sur le secteur de la petite pêche côtière à l’île d’Yeu. Précisons tout d’abord ce qu’on entend par « petite pêche ». Selon la Direction des pêches maritimes et de l’aquaculture (DPMA), la « petite pêche » correspond à une absence du port inférieure ou égale à vingt-quatre heures. La plupart du temps, elle s’exerce à proximité immédiate des côtes. Ce type de pêche peut être artisanal ou industriel. À bord des bateaux à gestion artisanale, le propriétaire est embarqué et la rémunération de l’équipage s’effectue à la part. Au contraire, sur les bateaux à gestion industrielle, le propriétaire n’est pas à bord et l’exploitation fait intervenir une structure à terre. À l’île d’Yeu, le secteur de la petite pêche reste un secteur artisanal. Les bateaux, qui ne font généralement pas plus de douze mètres de long, naviguent en zone côtière, leur activité repose sur la diversification des prises et la polyvalence des engins de pêche (filets, casiers, palangres[1]). Ils occupent le bassin central des quais de Port-Joinville, entre le quai du Canada et le quai Joseph Martin et occasionnellement, en hiver, quelques emplacements du bassin des plaisanciers. Ils cohabitent avec la dizaine de navires artisans hauturiers qui occupent le bassin à flot un peu plus à l’est et qui, eux, partent pour de plus longues périodes, généralement d’une dizaine de jours.

Par ces quelques photographies de terrain, il s’agit de dresser un état des lieux de ce secteur à l’île d’Yeu et d’analyser sa résistance face à des logiques extra-insulaires qui se font de plus en plus pesantes (moratoires successifs sur certaines espèces édictés par la Commission européenne, décision de fermer la criée fin 2016 face à la concurrence du port des Sables-d’Olonne, concurrence sur les zones de pêche dans le cadre de l’installation d’un futur parc éolien en mer). Les photographies sont issues d’une fréquentation régulière de l’île et de ses pêcheurs entre février 2015 et février 2018, ainsi que d’un travail de terrain connexe sur la structuration du parc éolien offshore des Deux-Îles, entre l’île d’Yeu et l’île de Noirmoutier.

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© Annaig Oiry

Photographie 1. Les bateaux de petite pêche dans les bassins centraux du port : un maintien stratégique (Port-Joinville, juillet 2017)

Même si le secteur de la petite pêche se maintient sur l’île, le nombre de navires est en nette diminution. Le géographe Jean Chaussade fait état d’une centaine de bateaux armés en petite pêche et pêche côtière en 1990 et d’une quarantaine de bateaux de moins de seize mètres au début des années 2000. Aujourd’hui, seule une dizaine de bateaux professionnels de petite pêche côtière sont amarrés aux quais insulaires (mais ce chiffre ne couvre pas les retraités ou particuliers qui continuent à avoir une activité de pêche, au nombre d’une trentaine environ). Les propriétaires embarquent avec les matelots pour des pêches qui durent moins de vingt-heures. Certains d’entre eux ont toujours travaillé en petite pêche côtière, d’autres sont issus des rangs de l’activité hauturière artisanale.
Malgré la forte diminution de la flottille, le maintien des bateaux au cœur des bassins centraux de Port-Joinville est un enjeu crucial pour les pêcheurs, qui craignent d’être évincés par les bateaux de plaisance. Entre ces deux catégories de navigateurs, les plaisanciers et les pêcheurs, les relations sont souvent tendues. Interrogée sur leurs relations mutuelles, la chargée du service patrimoine de l’île confirme notamment que les plaisanciers développent un discours pour le moins dépréciatif vis-à-vis des pêcheurs professionnels et les accusent notamment de piller les fonds marins.
Signe de cette mésentente, les pêcheurs se sont alliés avec les porteurs de projets du futur parc éolien offshore à propos de l’installation, sur certains linéaires de quais, d’une base de maintenance du parc. Leur position pourrait se résumer ainsi : tout plutôt que la croissance des zones occupées par les plaisanciers, qu’ils préfèrent voir cantonner au bassin le plus à l’est du port. Le retour dans le port d’infrastructures adossées à des activités de production (énergétique, en l’occurrence) est plutôt bien perçu par les pêcheurs, tant que cela se fait au détriment de la croissance des zones dédiées à la plaisance[2].

 

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© Annaig Oiry
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© Annaig Oiry

Photographies 2 et 3. Technique de petite pêche (1) : la pêche au filet (En mer au large de l’île d’Yeu, juillet 2015)

Plusieurs techniques sont utilisées par la petite pêche côtière. Celle-ci est en effet caractérisée par la forte polyvalence des métiers : certains navires sont équipés de filets, d’autres de casiers, d’autres de palangres. Les métiers changent selon les saisons et selon les espèces pêchées. La plupart des engins de pêche sont des arts dormants, c’est-à-dire des engins immobiles ou en dérive dans lesquels les poissons sont piégés. Le bateau photographié ci-dessus est équipé d’un filet et pêche essentiellement, en saison estivale, homards, lottes, turbos et araignées.
Historiquement, la pêche de l’île d’Yeu s’est souvent concentrée sur des productions à forte valeur ajoutée. Pourtant, elle a dû faire face à des éléments extérieurs non maîtrisés par les pêcheurs locaux, comme l’interdiction de la pêche du thon germon au filet maillant-dérivant[3] après la campagne de pêche de 2001, puis au requin-taupe à la palangre à partir de 2009. Ces deux interdictions sont dues aux pressions des associations et lobbies écologistes qui dénoncent le volume des prises annexes capturées et s’inquiètent de la diminution des stocks. Possédant des relais auprès de la Commission européenne, ces associations (Greenpeace, notamment) ont réussi à faire pencher la balance en faveur de l’interdiction de ces pêches dans les eaux communautaires. Pourtant, les études d’autres associations écologistes comme Robin des Bois, ont contesté les diagnostics menés par Greenpeace sur les prises de dauphins. La communauté islaise s’est fortement mobilisée au lendemain de l’annonce de l’interdiction de l’utilisation des filets maillants-dérivants. Les armateurs de l’île et la commune ont déposé en septembre 1998 un recours contre la décision du Conseil des ministres européens devant le Tribunal de première instance des Communautés européennes, non suivi d’effet (Lequesne, 2002). Ces coups d’arrêt ont entraîné bon nombre de reconversions, ce qui explique en partie la diminution du nombre de navires de pêche. La fin de la pêche au thon germon s’est ainsi accompagnée d’un plan européen de reconversion des flottes.

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© Annaig Oiry

Le navire ci-dessus pêche le bar à la palangre. Ici, les deux pêcheurs, le propriétaire du bateau et son matelot, sont en train de ré-armer la palangre en attachant de petits crabes verts sur les hameçons, avant de la reposer en mer.

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© Annaig Oiry

Photographies 4 et 5. Technique de petite pêche (2) : la pêche au bar à la palangre (En mer au large de l’île d’Yeu, août 2016)

La pêche au bar est devenue très incertaine depuis quelques années du fait des moratoires imposés par l’Union européenne (UE). Le conseil des ministres de l’UE, réuni à Bruxelles en décembre 2017, a statué sur les taux admissibles de capture (TAC) pour l’année 2018 : pour la seconde année consécutive, les ligneurs sont sous la menace d’un moratoire de la pêche du bar au nord du 48ème parallèle. L’état des stocks de bar est en effet jugé plus préoccupant en mer Manche que dans le golfe de Gascogne par l’Union européenne. Les pêcheurs de bar de l’île d’Yeu, située dans la zone du golfe de Gascogne, échappent au moratoire mais se voient tout de même limités en termes de poids de captures. Le Conseil International pour l’Exploration de la Mer (CIEM) a ainsi recommandé que les débarquements de bars par les professionnels soient limités à 2 365 tonnes, sans se prononcer sur les captures de bars par les pêcheurs de loisirs (un autre point qui exacerbe les tensions entre pêcheurs professionnels et pêcheurs plaisanciers). De plus, certains regroupements de pêcheurs comme la Plateforme de la Petite Pêche Artisanale Française contestent le principe d’une différenciation des réglementations entre le nord et le sud du 48ème parallèle. Ils se positionnent en faveur d’un moratoire intégral de la pêche du bar dans le golfe de Gascogne en février et mars, en pleine période de reproduction du bar. Les pêcheurs ici photographiés vivent avec cette incertitude, même si leur polyvalence et leur possible report sur la pêche à la dorade leur permet d’envisager plus sereinement un éventuel moratoire sur le bar pendant quelques mois.

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© Annaig Oiry

Photographie 6. Scène de débarquement des produits de pêche sur les quais de Port-Joinville : vers une dépendance vis-à-vis de la manne touristique ? (Sur les quais de Port-Joinville, août 2016)

En période estivale, certains navires de petite pêche côtière font le choix de partir avant l’aube pour être de retour sur les quais de Port-Joinville un peu avant midi. La vente se fait directement sur les quais. Il n’est alors pas rare de voir certains résidents secondaires sortir des liasses de billets pour acheter homards, lottes ou turbos, les espèces les plus chères vendues. Les pêcheurs profitent alors de cette clientèle huppée : certains membres vont jusqu’à acheter pour 200 euros de poissons et expriment vivement leur déception lorsque le homard vient à manquer.
Le lien des pêcheurs avec les touristes et les résidents secondaires n’est pas sans ambiguïtés. Particulièrement critiques envers les plaisanciers, ils profitent pourtant de la manne estivale offerte par le déferlement de touristes en juillet et août. Ainsi que le soulignait le géographe Jean-Pierre Corlay en 1984 : « l’afflux touristique estival est générateur de profit pour une petite pêche au marché souvent étroit et très local ; le tourisme littoral nuit et profite à la fois à la pêche côtière » (p. 168). On retrouve ces ambiguïtés à l’île d’Yeu, même si le marché de la petite pêche insulaire n’est pas si étroit, notamment parce que les pêcheurs, contournant l’obstacle de l’insularité, vont parfois débarquer leurs captures dans certains ports continentaux, Les Sables-d’Olonne en premier lieu (Chaussade, 2002). Un nouvel évènement est toutefois venu renforcer cette tendance à la dépendance des ports continentaux : en décembre 2016, la criée de l’île a définitivement fermé ses portes et s’est faite remplacéere par un bateau-navette transportant quotidiennement les poissons entre l’île d’Yeu et Les Sables.

Conclusion : les réalités contrastées de la petite pêche côtière à l’île d’Yeu.
Les écrits de Jean Chaussade sur la pêche à l’île d’Yeu dans les années 1990 et 2000 incitent à l’optimisme. Le géographe souligne les fortes capacités d’adaptation des pêcheurs insulaires, leur appétence pour les innovations techniques et la présence de structures d’encadrement fortes entre autres atouts. Vingt ans plus tard, le constat est plus nuancé : le secteur de la petite pêche côtière se maintient mais sa fragilité s’accentue. Ce secteur attire surtout des pêcheurs retraités et peine à rester un secteur professionnel. Il semble également être de plus en plus vulnérable aux logiques extra-insulaires : la concurrence avec les ports continentaux s’accroît, tout comme l’incertitude face aux injonctions européennes.

 

Pour aller plus loin :
CHAUSSADE Jean, 1973. « La pêche artisanale vendéenne et ses problèmes », Norois, n°78, pp. 279-300

CHAUSSADE Jean, 1990. « L’île d’Yeu, un exemple de développement insulaire », Norois, n°145, pp. 81-88

CORLAY Jean-Pierre, 1984. « Le conflit des pêches françaises en 1980 : essai de socio-géographie halieutique », Norois, volume 121, n° 1, pp. 155-169

LEQUESNE Christian, 2002. « Pêcheurs de thon et norme européenne », Critique internationale, 2002/2, n°15, pp. 54-62, DOI 10.3917/crii.015.0054

OIRY Annaig, 2017. Une transition énergétique sous tension ? Contestations des énergies marines renouvelables et stratégies d’acceptabilité sur la façade atlantique française. Thèse de doctorat en géographie, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, 437 p. Plusieurs terrains ont été menés en Normandie, Bretagne et Pays-de-la-Loire sur des projets éoliens offshore et hydroliens.

[1] Les palangres sont des engins de pêche dormant composés d’une longue ligne sur laquelle sont fixés des cordages qui se terminent par des hameçons

[2] Cette alliance reste toutefois fragile. Début 2018, les marins-pêcheurs de l’île de Noirmoutier et du port de Saint-Gilles-Croix-de-Vie ont lancé une pétition contre le parc éolien (journal Le Marin, 8 février 2018).

[3] Le filet maillant-dérivant, introduit dans les années 1980, consiste à laisser dériver un filet maintenu en surface par des flotteurs et en profondeur par des poids. Les poissons viennent alors se prendre dans le filet. Ce type d’engin de pêche a fortement critiqué par les associations écologistes au motif qu’il était peu sélectif, c’est-à-dire qu’il capturait un volume important de prises annexes (mammifères marins et notamment dauphins) (Lequesne, 2002).

 

Par Annaïg OIRY

Docteure en géographie – Professeure agrégée à l’Université Paris-Est Créteil

 

Pour citer cet article : Annaïg Oiry, « La petite pêche côtière à l’île d’Yeu : état des lieux », carnet de terrain, Rés-EAUx, publié le 9 mai 2018, [en ligne], http://reseaux.parisnanterre.fr/carnet-de-terrai…u-etat-des-lieux/

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