Les paysans sierra léonais sont parmi les plus anciens riziculteurs d’Afrique et restent aujourd’hui les plus gros mangeurs de riz du continent. Pour juguler le spectre de la crise malthusienne, les agences gouvernementales et non-gouvernementales ont toujours promu, depuis l’époque du protectorat britannique, la riziculture inondée dans les zones humides, les bas fonds. Au cœur des « bonnes pratiques » que s’acharnent, sans grand succès et sans grande conviction, de « diffuser » les organisations de développement, il y a le contrôle de la lame d’eau. Avec le contrôle de la lame d’eau, il est possible de repiquer, par poquet de 3 brins tous les 30 cm si possible en ligne, des plants de riz très jeunes qui talleront plus et donc produiront plus. Le seuil des « 4 tonnes par hectare » est souvent érigé comme horizon dans cette marche vers le progrès. Mais, on n’a rien sans rien, contrôler la lame d’eau suppose d’aménager le bas fond : digues, diguettes, drains, casiers … On a tous en tête les images du dessin parfait des terrasses des rizières asiatiques repiquées en bon ordre par un peuple docile.
A en juger par la première image (photo 1), les paysans sierra-léonais, au grand désespoir des promoteurs des « bonnes pratiques », ne partagent pas cet imaginaire : ni casiers ni diguettes à l’horizon, une vague « rivière » traverse la zone humide dont le sol mal nettoyé est jonché de débris végétaux. Pour le repiquage non plus, les enfants au travail sur la seconde image (photo 2) ne respectent pas vraiment les préconisations du Ministry of Agriculture, Forestry and Food Security : ils repiquent dans tous les sens des brins âgés, compensant la faiblesse du tallage par le nombre de brins par poquet (de 5 à 10). Pratiques archaïques ? Rien à faire : c’est culturel
Et pourtant : les bas fonds que les paysans exploitent aujourd’hui n’ont plus grand chose à voir avec ceux de leur grands-parents. Les jeunes paysans des années 50 ont défriché, dessouché, élargi, aplani, drainé la surface des zones humides. Ils ont transformé les forêts hydromorphes, réputées jusque là incultes, en rizières. Même la végétation luxuriante des bords du bas-fond n’a rien de spontanée : bananiers, palmiers à huile, manguiers … et surtout raphias, indispensables pour construire les barrières contre la plaie que représentent les agoutis. L’adoption par la même génération des pratiques du repiquage et du labour (à l’aide de la grande houe daba portée par l’homme sur la photo) a représenté un saut technologique majeur. Portées par de nouvelles opportunités économiques et sociales, ces innovations ont été rapides.
C’est donc entendu : les paysans sierra-léonais ne sont pas plus que d’autres attachés à leurs traditions. Mais alors pourquoi cette riziculture paysanne semble hermétique à des pratiques qui assureraient pourtant, nous promet-on, une « meilleure production » ? En réalité, deux logiques s’opposent : adapter les pratiques aux conditions écologiques micro locales, à l’échelle infra- parcellaire, en jouant sur les variétés, les techniques de travail du sol et de mise en culture, ou adapter les conditions écologiques à une pratique standard qui aurait fait ses preuves. La première alternative suppose une connaissance intime du milieu exploité, véritable patrimoine des paysanneries locales. La seconde exige que l’on s’en remette à ceux qui savent.
Si les paysans sierra-léonais ont historiquement choisi la première option, il ne faut pas voir là un choix idéologique ou politique de leur part : ils ne le font pas pour défendre la petite paysannerie ! Ils cherchent simplement à optimiser le moyen de production pour eux le plus rare et le plus précieux : le travail. Derrière la logique agronomique de l’aménagement et des « bonnes pratiques », il y a la recherche du meilleur rendement, c’est à dire le rapport de la quantité de grain produite à la surface. Mais ces techniques sont très lourdes en travail : le gain en rendement est souvent une perte en productivité du travail. Or, dans un contexte où les paysans souffrent d’un manque total d’accès au capital (intrants, outils, énergie), leur but reste que chaque journée passée dans les champs rapporte, à la récolte, plus que le salaire journalier (2 €) que proposent les petits capitalistes des mines d’or ou de diamant.
Pour citer cet article: Augustin Palliere, « La riziculture inondée paysanne en Sierra Leone », Cartes postales , Rés-EAU P10 / Water Network P10, Publié le 22 avril 2013, http://reseaux.parisnanterre.fr/la-riziculture-inondée-paysanne-en-sierra-leone/
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