Entre 19 et 22 avril 2013, le réseau Rural’Est a tenu sa huitième rencontre dans le village de Crisan, dans le delta du Danube. Mis en place, depuis 2007, selon un principe similaire que le RésEau P10, le réseau Rural’Est regroupe des jeunes chercheurs français et européens réunis autour d’une thématique commune : le développement rural dans les pays d’Europe Centrale et Orientale. Aujourd’hui riche de quelques 400 contacts dans divers pays européens, ce réseau se donne pour vocation la mise en place des échanges à travers la coordination des publications scientifiques et de vulgarisation et l’organisation des séminaires scientifiques et « hybrides » réunissant chercheurs, académiques, représentants institutionnels et acteurs de terrain. Le prochain cycle de rencontres aura lieu autour de Montpellier en 2014 (pour une route des vins ?), puis sans doute en Pologne, autour des questions d’économie sociale et solidaire et d’économie non marchande.
Pour la deuxième fois consécutive, la rencontre de cette année, réunissant une trentaine de participants, s’est déroulée dans le village de Crisan dans le Delta du Danube. Elle avait pour thème : Les Nouvelles perspectives de développement pour les zones isolées en Europe de l’Est : la diversité comme facteur de durabilité ? La première rencontre danubienne de 2012 a alterné visites de terrain, débats autour des éléments diagnostics de ce territoire et éléments prospectifs visant à préparer la rencontre 2013. Elle a conduit également à la préparation d’un dossier spécial dans la revue POUR, 217 : Les dynamiques rurales en Europe de l’Est : freins, ressorts et perspectives.
@ Veronica Mitroi, embarquement des participants pour le village de Mila 23
Ce court billet ne vise pas à faire le compte-rendu du séminaire de cet année (les présentations et le compte-rendu sont disponibles sur le blog de l’association Rural’Est), mais de revenir plutôt sur la pertinence du choix du delta du Danube comme lieu de déroulement de ces rencontres. Le delta du Danube est un lieu emblématique pour aborder la question du lien entre la diversité et le développement en zones rurales isolées, le développement de la région étant très fortement lié à des enjeux environnementaux et sociaux importants. Malgré l’image uniforme que peut donner un paysage deltaïque, il est difficile d’imaginer un endroit plus « divers » en Europe que celui du Danube. Diversité biologique remarquable (32 écosystèmes différents, 1 668 espèces de plantes, 3 864 espèces de faune sauvage), mais également diversité culturelle (des communautés de Russes Lipovènes et de Hahols Ukrainiens cohabitent avec une population roumaine à majorité relative), diversité aussi des ressources et des acteurs qui s’y intéressent, diversité des porte-parole sur les bonnes actions de protection à mener. Chaque endroit du delta se révèle comme unique, chacun de ses habitants (oiseaux, poissons ou hommes) semble avoir une histoire à raconter; la diversité perçue et reconnue n’est limitée que par les aptitudes d’écoute du visiteur ou du chercheur qui s’y consacre.
Le delta du Danube est une des plus importantes et des plus naturelles zones humides européennes, déclarée réserve de la biosphère en 1991 et inscrite la même année sur la liste du Patrimoine Mondial UNESCO. Situé au sud-est de la Roumanie et au sud-ouest de l’Ukraine (qui accueille la rive droite du bras Chilia et son delta), le delta du Danube est une aire géographique et écologique qui a fréquemment été utilisée comme une zone tampon entre différents espaces culturels et régimes politiques (notamment l’Empire ottoman et l’Empire russe). Le facteur eau est omniprésent, aussi bien du point de vue territorial (80 % des 5 800 km2 du delta est couverte d’eau), que du point de vue de la culture locale ou encore des idéologies politiques dominantes. L’eau a un statut ambigu : à la fois ressource (« l’eau fait la richesse du delta »), à la fois contrainte (les problèmes d’accès dans les localités, les risques d’inondation, le choix réduit des activités économiques possibles). Comme dans d’autres deltas européens, l’eau apparait comme le fil conducteur qui traverse toutes les idéologies d’appropriation et aménagement de la région, comme un élément structurant des territoires, des ressources et des cultures locales. L’eau comme richesse (pour l’économie de la pêche, le roseau, etc.), l’eau comme élément à maîtriser (dans les projets communistes de poldérisation du delta pour le développement de l’agriculture), ou encore l’eau comme facteur d’écologisation dans la réserve naturelle (à travers les programmes de reconstruction écologique), toute l’histoire sociale du delta peut être tracée à travers cet élément.
L’image que le voyageur peut se faire sur les villages du delta et sur la vie de leurs habitants (un peu moins de 15 miles) dépend considérablement des endroits et des villages qu’il visite. Si dans certains villages nous pouvons être surpris par leur « modernité », d’autres nous offrent une image de désolation totale et de tombée dans l’oubli. Les trajets touristiques nous emmènent dans des villages « bons à voir » où la nature coexiste avec un mode de vie basé notamment sur la pêche. Il faudra sortir de ces trajets touristiques (et de la saison touristique d’été) pour se rendre compte du degré d’isolement des communautés, de l’emprise de l’eau sur les modes de vie et sur les conditions de la vie quotidienne.
@ Veronica Mitroi, Inondations de printemps dans le delta du Danube
Territoire imprégné évidement par une économie piscicole de longue date (les expériences communistes de transformation du delta en « champs de blé » ont été désastreuses aussi bien du point de vue écologique que social et économique), nous pouvons constater aujourd’hui une généralisation des préoccupations locale liées à la dégradation de la pêche, mais aussi à l’appropriation économique par des acteurs extérieurs à la région. Encouragée par la patrimonialisation écologique du delta, la réorientation de l’économie vers le tourisme rural apparaît comme une activité alternative et d’adaptation à la dégradation des ressources piscicoles. L’apogée du tourisme est évidente : beaucoup de maisons sont en pleine restauration, les habitants rajoutent de nouvelles chambres à leurs demeures ou construisent des salles de bain. De simples maisons d’hôtes ou de véritables hôtels et complexes touristiques sortent de terre, la physionomie des villages du delta change. Au-delà des questions liées aux capacités d’accueil touristique dans cette région écologiquement sensible et des formes de tourisme appropriés, le développement du tourisme est le principal canal qui favorise une appropriation privée de la région : les avantages économiques les plus importants générés par le tourisme se situent essentiellement « à l’extérieur des villages » et ne se traduisent pas forcement en retombées financières pour les communautés. La complémentarité traditionnelle entre tourisme et pêche se trouve fragilisée par le déséquilibre entre la promotion inconditionnée du premier et la déconsidération du deuxième. Pourtant destinée à protéger et préserver un espace naturel, la réserve ouvre à travers un développement chaotique du tourisme cet espace au plus grand nombre et aux appropriations les plus diverses, alors que la « pression locale sur les ressources » est de plus en plus crainte et problématique. Imaginer des solutions de développement adaptées aux particularités de chaque village, n’est certes pas le plus simple, mais cela apparaît comme indispensable pour un développement adéquat avec les exigences écologiques, mais également sociales. La diversité de valorisation des ressources est un élément essentiel pour parvenir à maintenir l’équilibre fragile de cette région.
Pour citer cet article: Veronica Mitroi, « La diversité comme facteur de développement ? Réflexions autour des rencontres Rural’Est dans le Delta du Danube », Billets courts , Rés-EAU P10 / Water Network P10, Publié le 3 juillet 2013, http://reseaux.parisnanterre.fr
2 Responses
louise
Merci pour ce regard éclairant sur la situation de la région du delta, on ressent bien la tension entre développement touristique et conservation de l’activité traditionnelle de la pêche qui semble s’appliquer à d’autres terrains du ré-EAU P10. Quelles sont les représentations autour de l’eau des habitants du delta? Et quels sont les liens qui sont entretenus avec la « ressource » qui peut aussi être vu comme une « contrainte » (cf inondations récentes)?
Veronica Mitroi
Merci Louise, pour ton intérêt et ta question bien complexe.
Pour faire simple, malgré l’isolement et les inondations récurrentes, pour les habitants du delta, l’eau représente surtout une source de richesse, car elle est la base de toutes les ressources de l’économie locale. La façon dont cette « richesse » est valorisée matériellement et symboliquement n’est bien sure pas homogène. Pour donner juste quelques exemples. En règle générale, c’est assez fréquent que les gens disent habiter une zone riche, ou la « vraie » pauvreté n’existe pas, car « à côté de l’eau nous avons toujours à manger ». Mais « Il faut apprendre vivre avec » care « l’eau de pardonne pas, elle a ces propre lois » comme dise les pêcheurs qui en ont aussi peur que respect l’eau. Cela s’apprend, se transmet, fait lien entre générations et définie les « gens du delta ».
Pour les pêcheurs les printemps abondants en eau annoncent une bonne saison de pêche.
Pour le tourisme, l’eau est une ressource indirecte, mais indispensable, car c’est ce que les touristes recherche (en bref, la source du delta c’est l’eau et tous semble conscients).
Pour écologiste, l’eau est un élément de régénération et de reconstruction écologique des zones asséchées.
Tout le monde semble ainsi trouver son compte et définir de façon positive le lie à l’eau, malgré la mise en concurrence de certaines pratiques.